Auteur : Katre Talviste

 

3.1. Cadre général introductif

3.1.1 À quel moment apparaît dans votre littérature la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

La quête de la modernité en Estonie ne fut jamais vraiment incarnée par les avant-gardes littéraires. Le terme modernism apparut dans la critique vers 1910, ayant pour modèle l’emploi russe de ce mot à l’époque. En même temps, la littérature contemporaine (praegune kirjandus « littérature d’aujourd’hui », uuem kirjandus « nouvelle littérature », kaasaegne kirjandus « littérature contemporaine », modern kirjandus « littérature moderne ») devint l’intérêt principal des critiques estoniens. Au début, modernism désignait le goût pour le contemporain, la volonté d’être moderne. Vers 1920, le terme devint général pour désigner les mouvements avant-gardistes.

Or, les écrivains estoniens de l’époque n’adoptèrent guère les démarches poétiques des avant-gardes, malgré leur intérêt pour celles-ci (cet intérêt était d’ailleurs souvent mêlé de scepticisme) et malgré quelques tentatives faites par de rares auteurs, dont la plupart restèrent en marge du canon estonien. La poétique estonienne continuait à suivre les modèles du XIXe siècle, même si la forme des œuvres devenait progressivement plus sophistiquée et travaillée. La question de la modernité concernait surtout la position de la littérature estonienne dans le contexte européen et la position de la littérature dans le contexte du monde moderne.

Le premier et le seul courant avant-gardiste qui marqua profondément la littérature estonienne de l’époque fut l’expressionnisme allemand, dont les exemples les plus importants furent traduits en 1920 par la poétesse Marie Under. Plusieurs écrivains cultivèrent ensuite un expressionnisme estonien au début des années 1920 (voir 3.3.3).

Les réponses suivantes concernent donc, grosso modo, la période de 1910 à 1925.

 

(Cette période est la première qui correspond à la problématique posée ici. Il y a des auteurs et des mouvements importants qu’on pourrait qualifier de prémodernes et dont l’ensemble ou le début des activités se situe entre 1890 et 1910. Le poète Juhan Liiv (1864-1913), les prosateurs Eduard Vilde (1865-1933) et A. H. Tammsaare (1878-1940), le groupe Noor-Eesti (1905-1915), dirigé par le poète Gustav Suits (1883-1956) et le prosateur Friedebert Tuglas (1886-1971), n’appartiennent plus à la période de la formation de la littérature nationale, mais apportent une première émancipation à cette littérature et à la critique qui l’accompagne. Certains contribuèrent plus tard à la modernisation véritable de la littérature estonienne, mais leur œuvre antérieure à 1910, tout comme le discours programmatique du groupe Noor-Eesti, n’a pourtant rien de particulièrement moderne et n’a jamais eu de caractère avant-gardiste. Il est vrai qu’ils apportèrent une nouvelle qualité à toute la culture littéraire estonienne, y compris à la traduction, mais cela se déroula, d’un côté, dans un esprit national et, de l’autre, selon une esthétique essentiellement réaliste ou néoromantique. Leur pensée critique et sociale était d’ailleurs plus contemporaine du tournant du siècle et leur contribution à la modernisation, au sens large, de la vie littéraire estonienne fut considérable. Le groupe Noor-Eesti, avec lequel les auteurs cités avaient des relations différentes, se fixa pour objectif de transformer la littérature estonienne en une littérature d’une qualité et d’une complexité comparables à celles des littératures occidentales et scandinaves et d’établir un dialogue actif avec ces dernières. Évidemment, cette ambition ne fut pas réalisée immédiatement sur l’ensemble du champ littéraire, mais leur exigence établit quand même de nouveaux standards et un nouveau répertoire poétique et critique pour la littérature estonienne du XXe siècle. Or, malgré l’importance fondamentale de cette étape de l’histoire de la littérature estonienne, la tradition historiographique estonienne aussi bien qu’européenne ne justifierait guère qu’on l'associe à la quête de modernité incarnée par les avant-gardes.)

 

 

3.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

3.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

L’origine sociale des Estoniens n’était généralement pas très diverse à l’époque. Les personnes travaillant dans le domaine littéraire (auteurs, traducteurs, éditeurs, libraires…) étaient le plus souvent issues du milieu rural, parfois aussi de la petite bourgeoisie. La jeune génération du début du XXe siècle, qui lança le mouvement d’européanisation et de modernisation de la littérature estonienne, avait grandi pendant la période de la russification tsariste. Ces jeunes intellectuels avaient donc été scolarisés dans des écoles publiques russophones ou des écoles privées germanophones. Ceux d’entre eux qui poursuivirent leurs études le firent dans les universités russes ou à Helsinki. Plusieurs voyagèrent et séjournèrent aussi en Europe occidentale. Les premiers écrivains et traducteurs qui eurent une formation entièrement en estonien, y compris pour les études universitaires, commencèrent leurs activités vers la fin des années 1920.

Les conditions de travail et la rémunération étaient variables, à part le fait que la traduction était rarement l’activité unique ou même principale d’une personne, du moins en ce qui concerne les traducteurs dont le nom nous est connu. Comme la parution de traductions anonymes était encore assez courante au début du siècle, nous n’avons pour un certain nombre de traducteurs aucune information et il est impossible de dire s’ils vivaient uniquement de leur production anonyme ou pratiquaient encore d’autres métiers. Ceux qui sont identifiables avaient des métiers assez divers : ils étaient libraires, journalistes, pratiquaient différentes activités culturelles et artistiques, certains étaient écrivains[1]. Dans le domaine de la littérature d’un haut niveau esthétique, la contribution des écrivains était particulièrement importante.

Que traduit-on ?

3.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

Tous les genres possibles. La traduction littéraire était dominée par la prose, mais le théâtre était aussi important[2].

3.2.3. Peut-on constater à cette époque une réduction de l’écart entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et la traduction ?

Oui, on peut constater cette réduction. Ce n’est pourtant pas la seule évolution qu’on peut constater : comme la plupart des œuvres du patrimoine littéraire européen n’avaient pas été traduites, les traducteurs continuaient à rattraper également ce retard. On ne peut donc pas dire que l’écart moyen a été réduit, mais les œuvres récentes devenaient plus récentes qu’au XIXe siècle (dans le domaine français, par exemple, on pouvait présenter un texte paru vingt-cinq ans auparavant comme contemporain en 1905, mais, en 1925, le terme contemporain désignait les publications et les évolutions des cinq dernières années).

3.2.4. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduits jusque là ? Si oui, lesquelles ?

Jusqu’alors, les littératures allemande et russe avaient largement dominé la tradition estonienne. Depuis 1905, les écrivains de la nouvelle génération avaient pour objectif d’élargir cet horizon. Leur idéal était de faire connaître en Estonie toutes les littératures européennes. En réalité leur contribution la plus riche concerna les domaines scandinave, finnois et français. Ils introduisirent un goût pour la diversité, de sorte que des aperçus généraux sur la vie littéraire à l’étranger, l’histoire de différentes littératures européennes et les nouveautés littéraires européennes furent assez régulièrement publiés dans les revues littéraires des années 1920 et 1930.

Jusqu’en 1917, la littérature allemande fut toujours la plus abondante en estonien, suivie de la littérature russe (dont le nombre de titres était environ deux fois moins élevé), puis des littératures anglaise et française (toute deux encore deux fois moins importantes par le nombre de titres que la littérature russe), finlandaise, danoise, lettone, autrichienne, américaine, norvégienne et suédoise. Quant aux auteurs les plus traduits, ils étaient surtout d’origine russe (Tolstoï, Tchekhov, Gogol) et anglaise (Conan Doyle, Wilde)[3].

Dans l’ensemble de la littérature traduite entre les deux guerres, la littérature allemande a déjà une place moins importante que la littérature française ou anglophone[4]. Le premier manuel de littérature étrangère qui couvrait la période contemporaine (1937) parlait des littératures occidentales aussi bien que des pays de l’Europe médiane et nordique.

3.2.5. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Tout ce qui fut traduit à l’époque n’a pas atteint le statut d’œuvre emblématique, mais le canon estonien de la littérature européenne commençait à se construire. Pour donner quelques exemples de livres, ou du moins d’auteurs, qui jusqu’à nos jours appartiennent au programme scolaire : Shakespeare (Hamlet, première traduction 1910) ; Hugo (Notre-Dame de Paris, traduit en 1924), Zola (Germinal, première traduction en 1910), Goethe (Les Souffrances du jeune Werther, 1926), Dostoïevski (Crime et châtiment, 1929), Sophocle (Œdipe Roi, 1924), Boccace (extraits du Décaméron en 1906, 1908, 1930).

Comme le montrent les premières tentatives pour répertorier les traductions parues entre les deux guerres[5], la période antérieure à 1925 ne fut pas très riche en textes d’un grand rayonnement, même si les auteurs qui allaient devenir très importants dans la culture estonienne furent introduits à cette époque (Tchekhov, Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine, Gogol, London, Galsworthy, Twain, Kipling, Doyle, Shakespeare, Dickens, Maupassant, Rolland, Thomas Mann, Schiller, Goethe, Hamsun…).

Ce fut surtout le « rattrapage » dans le domaine de la littérature classique qui produisit les œuvres ayant le plus marqué la tradition littéraire estonienne. Parmi les auteurs contemporains, voire avant-gardistes, introduits en Estonie à cause de l’intérêt des écrivains estoniens pour l’expressionnisme allemand et pour le futurisme russe, Maïakovski est probablement celui qui conserve la position la plus constante dans le canon estonien : ses premières traductions furent publiées en 1923 par Ralf Rond dans son propre recueil 27[6], de nombreux traducteurs l’ont traduit depuis cette date et l’intérêt continu pour son œuvre se manifeste dans les traductions récentes d’Aare Pilv et la traduction du suédois de sa biographie due à Bengt Jangfeldt[7].

Une autre poétique, qui ne fait pas partie des avant-gardes, mais dont la découverte s’inscrit en Estonie dans la progression vers la modernité littéraire, est le symbolisme, surtout dans sa version russe, par laquelle furent découverts aussi les auteurs occidentaux. Les représentants emblématiques de ce courant qui appartiennent toujours au canon littéraire estonien sont Blok, Essenine et Maeterlinck.

Dans le contexte de l’époque, les auteurs modernistes le plus influents étaient sans doute les expressionnistes allemands (voir 3.3.3).

Comment traduit-on ?

3.2.6. Formule-t-on des exigences concernant le respect du texte traduit, la mention du nom de l’auteur et du traducteur, la nécessité de traduire directement à partir de la langue originale ?

Ces exigences n’étaient pas systématiquement formulées ou développées. La critique de la traduction se concentrait plus explicitement sur d’autres aspects de la littérature traduite (qualité de la langue, mais aussi de la réalisation matérielle ; importance des œuvres traduites dans la littérature d’origine et leur rôle anticipé dans la culture estonienne[8]). Toujours est-il que ces exigences devenaient de plus en plus importantes pour les traducteurs et critiques. En étudiant les traductions de la littérature polonaise en estonien, Aleksander Raid constata que, jusqu’aux environs de l’année 1920, les traducteurs, dont un seul connaissait la langue d’origine, ne cachaient pas le fait qu’ils traduisaient en utilisant le relais de l’allemand ou du russe, mais ils devinrent plus prudents et hésitèrent ensuite à l’admettre lorsque c’était le cas[9]. Dans la critique des années 1920, on rencontre quelquefois l’accusation d’avoir traduit par une langue relais comme une agression facile, pas forcément justifiée, contre un traducteur ou une traduction que le critique n’apprécie pas. Ces exigences furent donc collectivement adoptées au cours de la période en question, sans avoir été abondamment discutées.

3.2.7. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

La période en question est caractérisée par des évolutions importantes pour la critique estonienne de la traduction. Elin Sütiste, qui a étudié cette critique dans les principales revues littéraires du début du XXe siècle, Eesti Kirjandus et Looming, situe le début d’une attitude exigeante et aussi valorisante à l’égard de la traduction à la fin de la première décennie du siècle[10]. Elle constate aussi que les critiques commençaient à considérer la traduction comme un art à part entière et à évaluer les traductions dans cet esprit-là vers la fin des années 1920[11], c’est-à-dire que la période de la première recherche d’une modernité littéraire correspond plus ou moins à la modernisation de la pensée sur la traduction, même si les réflexions les plus intéressantes dans ce domaine ne surgirent qu’à la fin de cette période. Selon Sütiste, ces réflexions prenaient souvent la forme d’exigences concernant les responsabilités du traducteur et de suggestions concernant la poétique de la traduction[12]. La fin des années 1920 vit aussi apparaître les premiers critiques qui s’intéressaient aux questions théoriques de la traduction : Gustav Saar, Ants Oras[13].

Cela signifie qu’à l’époque qui nous intéresse le discours critique sur la traduction était relativement simple et pragmatique, se contentant souvent de signaler les erreurs (dans la compréhension de l’original ou dans l’usage de la langue estonienne, parfois aussi dans le choix de l’œuvre) et/ou de féliciter le public estonien d’avoir gagné l’accès à un nouvel ouvrage de littérature étrangère. Elin Sütiste constate que, durant toute cette période, les figures de style les plus courantes dans la critique des traductions étaient liées à l’économie et au commerce : on considérait les traductions comme un moyen d’enrichir la culture estonienne, on parlait de « l’importation des biens culturels », de « l’appropriation des produits littéraires », etc[14]. À côté de cette image commerciale de la traduction, les critiques cultivaient aussi, surtout au début de la période (1906-1916), l’image de la traduction-transplantation qui faisait partie de tout un répertoire rhétorique de comparaisons et de parallèles entre les domaines de la culture et de l’agriculture[15].

Cette image d’un domaine économique qu’il faut gérer d’une façon profitable et raisonnable se manifeste aussi par le souci que les traducteurs et leurs critiques (qui étaient souvent les mêmes personnes, exerçant parallèlement les deux métiers) avaient de l’importance et de la qualité des œuvres elles-mêmes, mettant souvent en question l’utilité de traduire tel ou tel texte. Par exemple, en 1924, Ants Oras reprocha à Reinhold Kask d’avoir choisi L’Avare de Molière au lieu d’une de ses grandes comédies en vers[16]. D’autres reproches que les traducteurs/critiques (par exemple Bernhard Linde, Marta Sillaots) s’adressaient dans les années 1920 donnent à voir que les traductions effectuées en passant par une langue relais n’étaient plus considérées comme respectables parmi les élites littéraires et pour la littérature « importante ».

3.2.8. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Une grande partie des livres fut publiée avec une préface ou une postface du traducteur ; les traducteurs qui faisaient partie des élites littéraires et publiaient surtout des traductions qui correspondaient à leur programme d’enrichissement de la culture estonienne, en publiaient rarement sans préface ou postface volumineuse. Ces péritextes sont généralement écrits dans le même esprit que les articles critiques : ils justifient surtout le choix de l’ouvrage et situent ce dernier dans son contexte historique et dans l’œuvre de son auteur pour en illustrer l’importance. Ils fournissent aussi des renseignements biographiques sur l’auteur, parfois aussi des renseignements historiques, sociaux ou autres sur les sujets évoqués dans l’œuvre. S’ils traitent des questions liées à la traduction elle-même, c’est surtout pour commenter ou justifier l’usage de l’estonien choisis par le traducteur. Comme il s’agit d’une époque de modernisation et simultanément de standardisation de la langue estonienne, de nombreuses traductions s’inscrivaient dans les débats sur la langue (voir 3.3.2). L’évolution de la poétique des postfaces dans les années 1920 indique que le travail pédagogique des traducteurs et critiques du début du siècle avait porté ses fruits : plus on approche de la fin des années 1920, moins on rencontre d’explications portant sur les notions et les processus littéraires les plus élémentaires, les traducteurs se permettent des comparaisons avec d’autres œuvres du même auteur ou de la même littérature, supposant une certaine connaissance de la littérature étrangère et une certaine habitude de la lecture chez leur public. L’essor de la traduction littéraire (surtout de la traduction de la prose) à la fin des années 1920 et l’accélération considérable des publications justifie sans doute, au moins dans une certaine mesure, cette position. En 1930, Ants Oras constata : « D’après mon impression générale, l’Estonie est en contact permanent avec la vie littéraire dans le monde, surtout si on prend en considération sa petite taille et son public restreint. »[17]

3.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

3.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

3.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?

La période en question est celle de la formation de la norme de l’estonien écrit. Au début du XXe siècle, la nécessité de créer une telle norme fut de plus en plus vigoureusement évoquée. Pour réunir les linguistes et les littéraires du pays (généralement liés soit à Eesti Kirjanduse Selts « Société de la littérature estonienne », à Tartu, soit à Eestimaa Rahvahariduse Selts « Société estonienne pour l’instruction populaire », à Tallinn) autour d’une discussion sur ce sujet, quatre congrès furent organisés de 1908 à 1911. Certaines des questions évoquées et des décisions prises lors de ces congrès ne furent que très ponctuelles, par exemple celles concernant quelques formes grammaticales isolées, d’autres concernaient des principes plus généraux (par exemple, l’orthographe des noms étrangers). Les résolutions furent réunies et publiées par Johannes Voldemar Veski en 1912, mais il fut décidé que le travail de standardisation devait continuer et aboutir à la publication d’un dictionnaire normatif. Veski fut chargé de la direction de ce projet et devint ainsi la figure principale du processus de création de la norme de l’estonien écrit. Un dictionnaire orthographique (Eesti õigekirjutuse sõnaraamat) parut en 1918. De 1925 à 1937 les trois volumes du dictionnaire normatif Eesti keele õigekeelsuse sõnaraamat furent publiés sous la direction de Veski.

Parallèlement, un autre mouvement eut lieu : la rénovation linguistique, dont le partisan et le contributeur le plus radical fut Johannes Aavik[18]. Il était aussi traducteur et mettait systématiquement ses traductions au service de son projet linguistique. Il traduisit et publia de nombreux livres dans lesquels il employait ses inventions, tout en les expliquant dans de petits glossaires à la fin des volumes, parfois aussi dans des préfaces ou postfaces. Le choix d’un grand nombre de textes (publiés dans la collection Hirmu ja õuduse jutud « Histoires de peur et d’horreur ») fut calculé pour correspondre au goût du grand public et servir de divertissement. Il s’agissait cependant généralement de grands classiques du genre (par exemple Poe, Conan Doyle).

Son approche radicale de la langue éveillait naturellement la critique de ses collègues et contemporains. Tous ces débats concernent aussi la traduction, car les textes dans lesquels la « nouvelle » langue estonienne (celle d’Aavik ou celle des autres) fut employée (puis commentée et critiquée) pouvaient être aussi bien des traductions que des œuvres originales.

Parfois les traductions devinrent le lieu même des débats implicites. Un exemple datant de l’époque pourrait être trouvé dans les deux versions estoniennes de la Légende de Saint-Julien l’Hospitalier de Flaubert traduit par Andrus Saareste. Se tenant à l’écart aussi bien du parti d’Aavik que de celui de Veski, Saareste adoptait des propositions des deux côtés, tout en développant ses propres principes, étant lui aussi linguiste. Ses deux versions du récit de Flaubert datent de 1918 et de 1922. Comme nous l'avons indiqué plus haut, 1918 fut l’année de la parution du dictionnaire orthographique. C’est aussi l’année où Saareste publia un traité sur la phonétique estonienne, lequel fut suivi, en 1922, d'un manuel du bon usage. Sa première version du conte de Flaubert témoigne de sa sympathie pour certaines innovations aavikiennes, aussi bien que du refus de certaines décisions prises par les congrès linguistiques. En 1922, il corrigea sa traduction pour prendre en considération les règles proposées par Veski et confirmées par le dictionnaire de 1918. On voit aussi que ses propres convictions avaient changé depuis la première version : ses publications linguistiques de l’époque en témoignent et il mit en œuvre ses nouveaux principes dans sa traduction. L’exemple de Saareste peut être généralisé pour dire que les traductions de l’époque et des décennies suivantes constituaient un lieu important de la formation de l’estonien écrit moderne, des disputes et des compromis.

La traduction et la littérature

3.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment dans l’avènement de la modernité ?

L’influence la plus profonde fut celle de la littérature allemande qui inspira en Estonie tout un mouvement poétique au début des années 1920, connu sous le nom d’ajaluule « poésie de notre temps » et considéré comme la variante estonienne de l’expressionnisme.

Ce mouvement de poésie estonienne fut précédé d’écrits sur l’expressionnisme et de la publication de plusieurs traductions. En 1918, Johannes Semper publia, dans le journal Postimees, un article[19] sur les nouvelles tendances et les écrivains contemporains de langue allemande (Hofmannsthal, George, Rilke, les Hauptmann, Heinrich Mann, Werfel, Hasenclever, Becher, Kafka). Il y parle aussi de l’expressionnisme, mais ne le met pas trop en valeur, au contraire il oppose plutôt l’expressionnisme aux recherches éthiques qui, d’après lui, préoccupent les écrivains allemands. Les procédés poétiques expressionnistes lui semblent peu intéressants. En 1921, il affirme son scepticisme à l’égard de la poétique expressionniste, la trouvant superficielle[20].

D’après Nele Lopp, ce scepticisme était caractéristique de la réception estonienne de l’expressionnisme : l’aspect purement poétique et esthétique était critiqué ou négligé, ce qui intéressait le public estonien était l’aspect politique et social de l’expressionisme tardif. L’expressionnisme d’avant-guerre était pratiquement ignoré en Estonie. Le choix des auteurs présentés au public était conforme à ces préférences : Becher, Hasenclever, Rubiner, Werfel et Heinrich Mann étaient souvent cités, Heym, Trakl, Benn, Lichtenstein ne figuraient pas dans les listes des expressionnistes « importants »[21], même si quelques-uns de leurs textes étaient traduits.

La publication la plus importante pour faire connaître l’expressionnisme fut l’anthologie de la poésie allemande traduite et établie par Marie Under (Valik saksa uuemast lüürikast, 1920). L’anthologie contient 94 poèmes de 21 poètes. Le premier cycle est consacré aux poètes du début du siècle (Dehmel, Hofmannsthal, Rilke, George), le deuxième aux poètes contemporains (Becher, Benn, Blass, Boldt, Ehrenstein, Goll, Hasenclever, Hatzfeld, Heym, Heynicke, Klabund, Lasker-Schüler, Lotz, Standler, Trakl, Werfel, Wolfenstein). Under avait déjà publié quelques traductions expressionnistes dans le troisième album du groupe Siuru (1919). En 1920, elle publia des poèmes de Rilke dans la revue Ilo, où Semper publiait simultanément des traductions de Lasker-Schüler. Entre 1920 et 1924, trois pièces de théâtre de Gottfried Kaiser furent publiées.

Le rôle du théâtre dans la découverte de l’expressionnisme fut important. La première compagnie à s’intéresser au répertoire contemporain fut Draamateater, créée en 1916. En 1919 il produisit Salomé d’Oscar Wilde. En 1921, cette production fut suivie par La vie d’un homme de Leonid Andreïev, une sorte de mélange entre le drame symboliste et expressionniste[22].

La compagnie la plus tournée vers l’expressionnisme fut Hommikteater, compagnie dirigée par August Bachmann (1897-1923), dont la mort causa la disparition. Ainsi, ce théâtre n’exista que pendant trois ans, de 1921 à 1924, mais il produisit trois spectacles expressionnistes : L’homme éternel d’Alfred Brust (1921), L’homme des masses d’Ernst Toller (1922) et Les hommes de Walter Hasenclever (1923). Les activités du Hommikteater furent suivis et soutenus par le groupe littéraire Tarapita, lui aussi inspiré par l’expressionnisme[23]. L’esthétique de Hommikteater était plus moderne que celle des grandes compagnies de l’époque, qu’elle finit par influencer. Les spectacles du Hommikteater insistaient beaucoup sur l’effet d’ensemble du spectacle, sur le jeu et la chorégraphie, le décor était minimal, mais porteur de sens[24]. Estonia adopta certains de leurs procédés et aussi leur répertoire en 1924 quand il produisit Les Briseurs de machine de Toller, pièce qui ne reçut d’ailleurs pas un accueil enthousiaste de la part de son public bourgeois[25].

Cette recherche de nouvelles voies esthétiques pour le théâtre se déroula en même temps qu’une recherche identique dans le domaine des arts figuratifs (ce qui a parfois donné des œuvres communes : par, exemple le décor et les costumes de Salomé par le Draamateater furent conçus par le peintre Ado Vabbe qui s’intéressait, à l’époque, au cubofuturisme) et dans la littérature. La vie littéraire était très active : les écrivains formaient des groupes, lançaient des revues, publiaient des manifestes. En 1921, Bernhard Linde publia pendant quelques mois la revue Murrang qui avait un programme à la fois esthétique et social, ensuite poursuivi par le groupe Tarapita (1921-1922). Les auteurs de Murrang et de Tarapita partageaient une position anti-bourgeoise et un intérêt pour la poétique expressionniste. Plusieurs poètes publièrent à cette époque des recueils expressionnistes, entre autres Marie Under et Johannes Semper, qui avaient déjà beaucoup contribué à la traduction et à la critique de l’expressionnisme.

Cette version estonienne de l’expressionnisme, ajaluule, apparut au moment où l’expressionisme allemand approchait de sa fin. L’expérience déterminant la disposition lyrique est donc différente : les poètes allemands avaient été inspirés par le pressentiment d’une catastrophe, les poètes estoniens cherchaient à exprimer, pour se soulager, une catastrophe déjà vécue. À la figure du prophète, courante dans la poésie expressionniste allemande, s’oppose donc, dans la poésie estonienne, la figure du poète-prêtre ou d’un prophète rebelle, abandonné ou déçu par son Dieu[26]. Cette poésie d’inspiration expressionniste apporta de nouveaux types de rythmes et de figures à la littérature estonienne : la syntaxe de ces poètes contient beaucoup d’inversions, les enjambements et les rythmes complexes sont fréquents[27]. La poésie d’Ajaluule était aussi plus urbaine et intellectuelle que la poésie estonienne qui la précéda, les références bibliques ou littéraires lui donnaient un aspect abstrait et exotique, parfois les poètes utilisaient même des titres ou des citations en langues étrangères[28]. Même si l’influence de l’écriture étrangère est très perceptible, un grand nombre de motifs et de figures symboliques étant communs avec l’expressionnisme allemand, la contribution originale est également importante, les poètes exploitaient le matériel étranger avec beaucoup de liberté créative, cherchant une synthèse avec leur propre poétique[29].

Il s’agit donc d’une période très intense dans l’évolution parallèle de la littérature traduite et de la littérature originale en Estonie, mais ce moment resta aussi très bref : tous les grands auteurs d’ajaluule passèrent à d’autres sujets et à d’autres styles vers le milieu des années 1920.

Alors que le courant dominant de la poésie estonienne s’était attaché à l’expressionnisme et aux valeurs éthiques et sociales qu’il représentait, quelques tentatives avaient été faites et continuaient d’être faites dans le domaine de la poétique futuriste. En 1913 et 1914 deux ouvrages collectifs (Moment « Un Moment » et Roheline Moment « Un Moment Vert ») avaient été édités par le jeune poète Henrik Visnapuu, qui cherchait dans le cubofuturisme un moyen de s’opposer à la poétique néo-romantique établie par la génération de Noor-Eesti, mouvement littéraire qui avait réalisé la modernisation et l’émancipation de la littérature estonienne, mais dans une esthétique pré-avantgardiste.

En 1919, Erni Hiir et Albert Kivikas continuèrent l’aventure futuriste en publiant les ouvrages Ohverdet konn « La grenouille sacrifiée » et Lendavad sead « Les cochons volants ». Kivikas, dès le début moins audacieux dans la poétique futuriste[30], s’en éloigna bientôt pour devenir un prosateur néoréaliste, connu surtout pour ses romans de guerre. Hiir cultiva le futurisme d’une façon plus systématique. Tiit Hennoste considérait son projet comme parfaitement compatible avec le futurisme : sa poésie crée constamment de nouveaux mots, renouvelle la syntaxe, il exploite le potentiel pictural du texte, expérimente au niveau de la forme et du statut conventionnels du livre. Il ne s’intéresse pas à la psychologie, mais cherche à lier littérature et politique dans un désir de changer le monde[31]. Phénomène intéressant et controversé dans le contexte littéraire de l’époque, Hiir n’a pourtant pas profondément marqué le canon de la littérature estonienne. Henrik Visnapuu reste donc le seul grand poète à s’être brièvement intéressé à la poétique futuriste dans sa jeunesse, mais les éléments de sa poésie qui pourraient être interprétés comme futuristes restent, en réalité, marginaux[32]. Si le futurisme resta, pour ainsi dire, moins traduisible en estonien que l’expressionnisme, c’était sans doute à cause de son programme social plus faible, moins compatible avec les besoins et les intérêts d’une société récemment sortie des guerres et en train de construire un Etat-nation indépendant.

La traduction et la société

3.3.4. À quelles fins traduit-on (esthétiques, commerciales, politiques, sociales) ?

Toutes ces fins motivaient les traducteurs dans une certaine mesure. De plus, elles ne sont pas toujours faciles à distinguer. La cause littéraire et culturelle était liée à la cause nationale, la littérature s’intéressait aux questions sociales, les écrivains et traducteurs participaient aux mouvements politiques et sociaux. Comme ils devaient généralement trouver eux-mêmes les moyens financiers pour lancer des revues et publier des livres, certaines considérations commerciales leur étaient aussi imposées. La circulation des idées qui les motivaient dépassait donc les milieux intellectuels et littéraires et influençait, entre autres, les éditeurs commerciaux. Par exemple, un éditeur de Tartu, Karl Eduard Sööt, lui-même poète, considérait l’édition surtout comme une contribution culturelle, la majorité de la production de sa maison fut constituée d’œuvres originales d’auteurs estoniens qui ne lui apportaient pas grand profit ; l’éditeur et libraire Hans Leoke, à Viljandi, imprima une grande quantité de textes (en majorité des traductions médiocres) pour les théâtres amateurs de la campagne[33].

3.3.5. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique ou religieux ?)

Les traductions littéraires provenaient en général des différentes instances du champ littéraire, ce qui ne veut pas dire que le pouvoir politique ou les institutions religieuses ne produisaient ou ne commandaient pas de traductions. Pourtant, dans le domaine qui nous intéresse, ils ne jouaient aucun rôle.

3.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?

Les tirages étant faibles au début du XXe siècle, la presse jouait toujours un rôle important dans la diffusion de la littérature ; les principaux journaux accordaient beaucoup d’attention aux questions liées à la littérature et à la culture en général. Vers la fin de la première décennie du siècle, les premières revues spécialisées apparurent : en 1906 la revue Eesti Kirjandus « Littérature estonienne » fut créée, un an plus tard elle fut adoptée par la Société de la littérature estonienne (Eesti Kirjanduse Selts, fondée en 1907). Les ouvrages collectifs des groupes Noor-Eesti (1905-1909) et Siuru (1917-1919), aussi bien que les revues Noor-Eesti (1910-1911) et Vaba Sõna (1914-1916), contribuèrent beaucoup à la diffusion de la littérature originale et traduite. Les deux dernières étaient particulièrement orientées vers la pensée esthétique moderne. Ces publications furent imprimées en quantité relativement restreinte, mais leur diffusion fut pourtant considérable, en partie grâce à la grande presse qui ne les accueillit pas très favorablement, mais qui fit connaître leur existence et provoqua la curiosité du public par sa critique[34].

Pour faciliter la publication de livres et gagner du public, plusieurs collections furent lancées. Dans la période qui nous intéresse, il y en avait neuf au total, avec une longévité et une productivité variables :

- les publications du comité d’édition de la littérature populaire de la Société de la littérature estonienne (1908-1929 : 14 titres traduits, 6 titres estoniens) ;

- Keelelise uuenduse kirjastik « Bibliothèque de rénovation linguistique » (1914-1928 : 22 titres traduits, 1 anthologie de chants traditionnels estoniens) ;

- Odamehe rahvaraamat « Le Livre populaire de la maison d’édition Odamees » (1918-1924 : 8 titres traduits, pas de titres estoniens) ;

- Ilukirjandus « Les Belles lettres » (1919-1920 : 10 titres dont certainement une traduction, pour les autres, les informations ne sont pas suffisantes) ;

- Töörahva näitekirjandus « Le Théâtre prolétaire » (1920-1921, 1924-1925 : publiée en Russie soviétique, à Omsk (Russie), cette collection contenait des titres originaux aussi bien que des traductions) ;

- Lõbus kirjavara « Lecture amusante » (1923 : 3 titres traduits, pas de titres estoniens) ;

- Rahvaraamatud « Livres populaires » (1923 : 4 titres traduits, pas de titres estoniens) ;

- Näitekirjandus « Théâtre » (1922-1923 : 4 titres traduits, pas de titres estoniens)[35].

Cette liste illustre bien l’évolution du statut et de la situation de la littérature traduite en Estonie à cette période : les traductions constituaient une grande partie de la production littéraire, elles étaient publiées pour différents groupes cibles ayant des goûts différents ; le niveau de leur présentation était très variable (certains traducteurs restaient anonymes, certaines traductions ne s’affichaient pas comme telles, mais les éditeurs sérieux cherchaient déjà une plus grande transparence et une mise en valeur de l’original et du traducteur).

Les dates indiquent aussi qu’il fallut beaucoup de temps pour que le marché du livre trouve une certaine stabilité. La situation fut particulièrement difficile après la guerre, alors que l’infrastructure économique et culturelle du jeune État estonien n’avait pas encore pris forme. Le soutien financier était donc minimal, les tirages modestes, les ressources des bibliothèques publiques limitées et la diffusion de livres, par conséquent, relativement faible. Entre 1918 et 1923, la production annuelle moyenne de livres était de 500 titres. Pour la fin des années 1920, ce chiffre avait presque doublé[36]. Or, la stabilisation de la production et du marché coïncida avec une stabilisation esthétique, ce qui marque la fin de la période qui nous intéresse ici.

Deux institutions littéraires importantes furent pourtant créées pendant cette période : l’Union des écrivains en 1922 et sa revue, Looming, en 1923. Puisque l’ambition de l’Union était de créer une revue de bonne qualité et de large diffusion, elle avait besoin du soutien matériel de l’État. En échange, le ministère de l’Éducation voulait contrôler le contenu de la revue, ce que l’Union des écrivains refusait. Après une période de disputes et de difficultés, l’Union des écrivains réussit à obtenir le soutien financier du ministère à ses propres conditions et à conserver entièrement le contrôle de la revue[37].

La publication des traductions suivait les mêmes tendances et se heurtait aux mêmes difficultés que la publication en général. Les années 1906-1910 furent les plus productives, surtout grâce aux journaux et autres périodiques (Isamaa, Külaline, Perekonnaleht, Postimees, etc.) qui publiaient beaucoup de traductions, alors qu’il n’existait encore aucune maison d’édition qui eût systématiquement publié de la littérature traduite (les intérêts des périodiques étaient également loin d’être systématiques, même si quelques publications avaient de vagues préférences : Isamaa et Külaline, par exemple, préféraient la littérature allemande)[38].

Après la guerre et au début des années 1920, la littérature traduite était publiée dans les journaux et leurs suppléments littéraires (Kirjandus. Kunst. Teadus d’Eesti Päevaleht et Kirjandus ja Teadus de Vaba Maa) ainsi que dans quelques revues littéraires (par exemple Ilo, Nauding) qui disparurent après quelques numéros.

Le premier journal à publier des récits relativement longs fut Kaja qui publia, en 1922, quelques textes de Jean de la Hire, puis Croc-Blanc de Jack London en 1923. La même année vit la publication du Colonel Chabert de Balzac dans le journal Sakala[39]. Parmi les premières traductions publiées dans les suppléments littéraires se trouvent aussi quelques textes de Knut Hamsun[40].

La plupart des suppléments furent créés après la fin de la période qui nous intéresse, vers la fin des années 1920. Même si les langues d’origine des textes publiés dans les périodiques étaient déjà assez diverses, et certains auteurs et œuvres choisis par les traducteurs d’une qualité littéraire honorable, la grande presse avait tout de même conservé son goût pour la littérature populaire divertissante et sa tolérance pour des traduction de qualité médiocre, ce qui inquiétait les élites culturelles. Le souci de la mauvaise influence exercée par cette littérature finit par faire travailler le parlement estonien sur un projet de loi censée limiter sa diffusion[41], sans toutefois qu’il ne soit parvenu à un résultat concret dans la législation ou la réalité.

La publication des livres était assurée principalement par la Société de littérature estonienne, qui se consacrait surtout aux lectures conseillées par les écoles : Sophocle, Dante, Shakespeare, Molière, Cervantès, Goethe, Schiller, Hugo, Chateaubriand, Flaubert, Shaw, Gogol, Poe, Kivi. Tous les manuscrits commandés par la société ne furent pas publiés, faute de moyens financiers[42]. D’autres éditeurs productifs dans le domaine de la traduction pendant cette période étaient Loodus, Noor-Eesti Kirjastus Tartus, Odamees et Kirjastusühing Rahvaülikool[43].

La période de 1905 à 1925 fut aussi très importante dans le développement du réseau des bibliothèques publiques. Avant 1905, il y avait en Estonie 24 bibliothèques de prêt appartenant à des sociétés culturelles ; en 1910, 60 sociétés possédaient des bibliothèques, entre 1910 et 1914 50 bibliothèques supplémentaires furent fondées. Avec les nouvelles créations, mais aussi les destructions de bibliothèques pendant la guerre (environ 50 furent détruites), leur nombre total (toutes n’étaient pas publiques) monta jusqu’à 182 en 1918[44], 435 en 1923[45] et 518 en 1924[46], qui fut la dernière année de création intensive de bibliothèques. En 1925 et 1926 seules 6 nouvelles bibliothèques furent fondées[47].

Au début du siècle, quand ce réseau était encore peu développé et les livres relativement chers, des clubs de lecture jouaient aussi un rôle important dans la diffusion des livres. Les premiers clubs firent leur apparition au tournant du siècle. Ils furent généralement fondés par les intellectuels, et à la campagne principalement par les enseignants. Un club réunissait habituellement entre 10 et 14 lecteurs dont chacun achetait des livres pour 1 ou 2 roubles ; parfois ils s’abonnaient également à des périodiques. Les membres d’un club échangeaient les livres une fois par mois. Cette pratique fut encouragée par la presse qui publiait aussi des conseils pratiques pour l’organisation du travail des clubs[48].

3.3.7. Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

Les différences avec la littérature originale, s’il y en a, ne sont pas fondamentales. On peut constater, par exemple, que Looming était plus ouverte aux traductions qu’Eesti Kirjandus ; la maison d’édition Noor-Eesti (fondée en 1920) plutôt concentrée sur la littérature originale, alors qu’une publication systématique de traductions était assurée par la Société de littérature estonienne[49].

3.3.8. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

Il n’y a pas de raison de le croire.

3.3.9. Réception critique des traductions ?

Voir les réponses aux questions 3.2.6, 3.2.7, 3.2.8.

La réception critique des traductions était aussi la principale façon de réfléchir sur la traduction et, généralement, les critiques étaient aussi des traducteurs.

3.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

Non. La censure qui existait à l’époque tsariste, concernait la littérature et sa diffusion en général. Après la révolution de 1905, certaines contraintes, mises en place par un arrêt publié en 1890, furent supprimées : jusqu’alors les bibliothèques publiques gratuites estoniennes n’avaient pas eu le droit de se procurer des livres sans autorisation d’un comité spécial situé à Riga, même si ces livres avaient été autorisés à la publication[50]. Cette règle avait beaucoup restreint l’accès du public à la littérature : d’un côté la sélection dans les bibliothèques gratuites était limitée, d’un autre côté certaines bibliothèques (par exemple, celle de Tallinn en 1906) devinrent payantes pour contourner ces restrictions qui ne concernaient que les bibliothèques d’accès gratuit[51]. La diffusion de la littérature traduite en était affectée comme celle de la littérature originale.

Dans l’Estonie devenue indépendante en 1918, il n’y avait pas de censure, mais comme une grande importance socioculturelle était attribuée à la littérature, y compris à la littérature traduite (voir aussi la question 3.2.7), l’État se préoccupait de la qualité de la production littéraire et prit des mesures pour encourager la publication des œuvres considérées comme importantes. Dès 1919, le ministère de l’Éducation élabora un programme d’édition des œuvres scientifiques et littéraires subventionnées par l’État, afin de garantir la qualité de la traduction et de la réalisation matérielle, ainsi qu’un prix abordable pour le grand public. Des écrivains et traducteurs (par exemple Marie Under, Eduard Hubel, Johannes Semper, Artur Adson, Karl August Hindrey, Reinhold Kask) furent invités à établir la liste des œuvres littéraires à traduire dans le cadre de ce programme et un appel à contributions fut aussi publié dans la presse, quoique sans résultats considérables. La liste des œuvres littéraires contenait principalement des classiques européens destinés à l’enseignement de la littérature dans les écoles. La Société de littérature estonienne fut chargée de la réalisation du programme. Pour cela, un prêt sans intérêt de 2 millions de marks lui fut accordé par l’État en 1922[52]. Les traductions ne furent donc pas censurées, mais puisqu’elles étaient considérées comme un instrument essentiel de la politique culturelle, leur production fut tout de même influencée par les mesures prises par l’État, destinées à contrebalancer les tendances du marché et les pratiques d’édition dans le secteur privé.

3.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

-

3.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l’évolution des idées et de la société ?

Voir aussi la réponse à la question 3.3.4.

La littérature estonienne a toujours été, consciemment ou non, une littérature engagée dans la cause nationale et identitaire. En même temps, la littérature estonienne n’existe (là aussi, consciemment ou non) que dans une symbiose avec la littérature traduite en estonien. La réponse est donc affirmative, mais difficile à préciser.

On peut donner comme exemple ponctuel le groupe Tarapita, déjà mentionné (3.3.3). Leur poétique était profondément influencée par l’expressionnisme, leur engagement social était influencé par le groupe Clarté animé par Henri Barbusse.

Il ne faut pas non plus oublier que la traduction n’appartenait pas seulement au domaine littéraire, mais que des œuvres traitant directement de questions sociales, politiques, philosophiques, scientifiques etc. étaient aussi traduites.

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[1] Hiietamm 1957, p. 11.

[2] Annus 1993, p. 10.

[3] Annus 1993, p. 10. [4] Sepp 1957, p. 10.

[5] Jagomägi 1957; Sepp 1957. Je les qualifie de tentatives pour attirer l’attention du lecteur sur leur nature un peu particulière : il s’agit de mémoires universitaires des années 1950. De nombreux mémoires traitant de la traduction, de l’édition et des bibliothèques en Estonie pendant l’entre-deux-guerres, furent rédigés à l’Université de Tartu vers la fin de l’époque stalinienne et dans les années suivantes (ces problématiques fournissaient le premier domaine d’étude, relativement innocent, qui permettait de se tourner vers cette période interdite). Les données collectées par ces étudiants, dont certains sont devenus des spécialistes du domaine plus tard, sont utiles et il n’y a pas de raison ou d’argument qui permette de douter de leur bonne volonté et du sérieux de leur travail. Ainsi, plusieurs de ces mémoires sont cités dans ce texte. Par ailleurs, il n’y a pas non plus de raison de croire qu’ils avaient vraiment accès à toutes les sources nécessaires ou que leur présentation des données n’était pas profondément influencée par les normes rhétoriques et idéologiques de l’époque.

[6] Kuznetsova 1998, p. 7.

[7] Martson 2011.

[8] Sütiste 2009a, pp. 114-121.

[9] Raid 1943, p. 7.

[10] Sütiste 2009b, p. 912.

[11] Sütiste 2009b, p. 919.

[12] Sütiste 2009b, p. 919.

[13] Sütiste 2009b, p. 920.

[14] Sütiste 2009b, pp. 917, 919.

[15] Sütiste 2009b, pp. 918-919.

[16] Oras 1924, p. 169.

[17] Oras 1930, p. 12.

[18] Sur Aavik et son projet linguistique, voir Chalvin 2010.

[19] Naata Nael 1918.

[20] Semper 1921, p. 189.

[21] Lopp 1999, pp. 6-8.

[22] Epner et al. 2006, pp. 50-51.

[23] Epner et al. 2006, pp. 54-55; Tormis 1978, pp. 106-107.

[24] Tormis 1978, p. 114.

[25] Tormis 1978, p. 114; Epner et al. 2006, pp. 49-51.

[26] Rummo 1963, pp. 12-13, 30, 33.

[27] Peep 1967, pp. 40, 52-30.

[28] Peep 1969, pp. 329-330.

[29] Rummo 1963, p. 49.

[30] Hennoste 1994, pp. 69-70.

[31] Hennoste 1994, p. 69.

[32] Hennoste 1994, p. 70.

[33] EKA III 1969, p. 37.

[34] Annus et al. 2001, pp. 160-161.

[35] Eesti raamatusarjad... 1996.

[36] EKA IV 1981, p. 49.

[37] Annus et al. 2001, p. 204.

[38] Hiietamm 1957, pp. 15-16.

[39] Potter 1997, pp. 45-46.

[40] Salu 2010, p. 20.

[41] EKA IV 1981, p. 58.

[42] EKA IV 1981, pp. 58-59.

[43] Sepp 1957.

[44] Hiietamm 1958, pp. 4-6.

[45] Hiietamm 1958, p. 16.

[46] Hiietamm 1958, p. 18.

[47] Hiietamm 1958, p. 23.

[48] Kirsel 1949, pp. 13-15.

[49] EKA IV 1981, pp. 49, 59.

[50] Kirsel 1949, pp. 16-28.

[51] Kirsel 1949, pp. 34-37.

[52] Lott, Möldre 2007, pp. 977-978.