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Auteur : Tatiana Sirotchouk

 

4.1. Cadre général introductif

4.1.1. Quelles ont été les périodes de fermeture ou d’ouverture aux littératures occidentales ?

L’époque soviétique, 1921-1991, ne se définit pas uniquement par les périodes de fermeture ou d’ouverture aux littératures occidentales qui coïncident souvent avec les persécutions ou dégels concernant la culture, puis la littérature ukrainiennes. Le domaine de la traduction subit des approches politiques, dans lesquelles deux tendances sont à souligner particulièrement : la première consiste à monopoliser et à limiter le choix des œuvres étrangères par le pouvoir soviétique, conscient de l’impact de la pensée occidentale sur la constitution des littératures nationales, la deuxième réserve le rôle exclusif de langue cible au russe, « unique, grand et puissant », le seul capable, selon les autorités, de rendre les subtilités des œuvres étrangères.

Par ailleurs, le cadre général est circonscrit par des événements qui, certes, ne concernent pas uniquement le domaine de la traduction, mais l’influencent directement.

La courte période de l’indépendance de l’Ukraine de 1917 à 1920 est à l’origine de l’essor culturel, l’ukrainien se répand alors à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle. Cet essor couvrira aussi les années 1920, sous le régime soviétique, qui marquera d’abord une période d’ukrainisation, puis entamera l’élimination physique de l’élite intellectuelle ukrainienne, qui culmina le 3 novembre 1937, date à laquelle cent personnes furent fusillées simultanément. La génération des années 1920 et du début des années 1930, qui a produit des œuvres d’une grande valeur littéraire, a été exterminée : elle a été nommée par la postérité la « renaissance fusillée ».

Viennent ensuite la famine 1932-33 et la deuxième guerre mondiale, suivie de la dictature de Staline. L’opposition intellectuelle et littéraire à ce régime, qui se manifeste à la fin des années 1950 au début des années 1960, reçut le nom de « chistedessiatnyky » (« les soixantistes ») : cette génération a donné plusieurs grands traducteurs, qui ont œuvré pendant les décennies suivantes.

 

4.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

4.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils considérés comme des auteurs ? s’agit-il de leur activité principale ? etc.)

D’origines sociales différentes, en possession de diplômes d’études supérieures ou autodidactes, écrivains ou journalistes, les traducteurs embrassent une large activité littéraire. Qu’ils soient exilés ou restés en Ukraine soviétique, leur activité est marquée par l’impossibilité d’exploiter pleinement leur potentiel littéraire, dans le contexte des persécutions idéologiques et physiques. Plusieurs traducteurs font partie de la génération de la « renaissance fusillée », dont Mykola Zerov (1890-1937), fusillé le 3 novembre 1937 : ce un poète et critique littéraire ukrainien était à la tête du mouvement néoclassique qui réunissait les auteurs de littérature moderne dans les années 1920 ; c’est aussi un éminent traducteur des littératures antiques, qui s’est consacré par ailleurs à l’étude et à la traduction de sonnets des littératures mondiales. Dans le camp de concentration de Solovky, il réalise la traduction du texte intégral de l’Enéide de Virgile, perdu ou détruite par la suite, mais dont ses lettres prouvent l’existence.

Les traductions d’autres auteurs ont été effectuées en détention : Maksym Rylsky[1] (1895-1964), poète, traducteur, critique littéraire et académicien par la suite, traduit La Pucelle d’Orléans de Voltaire dans une prison de Kiev ; les traductions de Béranger, Baudelaire, Verlaine, Leconte de Lille par Ivan Svitlytchny (1929-1992), linguiste, critique littéraire et poète, ainsi que les traductions de Goethe et de Rilke par Vassyl Stous (1938-1985), poète, écrivain et traducteur, ont été faites dans des cellules kiéviennes, puis dans des camps de concentration. Le même destin, marqué par les prisons et les camps du GOULAG, fut celui de plusieurs autres traducteurs, dont Borys Ten (1897-1983), poète et traducteur, Dmytro Palamartchouk (1914-1998), traducteur et poète, Iouri Lisniak (1929-1995), traducteur et peintre, ou Hryhoriï Kotchour (1908-1994) qui s’impose par son œuvre, après M. Rylsky, comme le maître de la traduction ukrainienne.

Si certains traducteurs échappent à la prison et aux camps, ils connaissent d’autres persécutions, non moins sévères. Mykola Loukach (1919-1988), traducteur, linguiste et polyglotte, qui marque par son talent l’histoire de la traduction de la deuxième moitié du XXe siècle, fut exclu de l’Union des écrivains de l’Ukraine soviétique avec interdiction de publier, après avoir proposé ouvertement d’être mis en prison à la place de Ivan Dziouba, écrivain et homme politique, condamné pour son « activité antisoviétique ». L’interdiction de publier tombe également sur Anatole Perepadia (1935-2008), le fameux traducteur de Proust, accusé d’avoir transmis en Occident les archives de son ami Vassyl Symonenko, poète et journaliste ukrainien. Privé de tout moyen d’existence, Anatole Perepadia traduit sous les noms empruntés de ses amis, dont Dmytro Palamartchouk et Viktor Chovkoun : c’était la seule possibilité d’être rémunéré. Il n’est pas étonnant dès lors que ce soit justement Perepadia qui ait aidé financièrement Mykola Loukach, dont il reprendra par la suite le flambeau du traducteur, en achevant sa traduction de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Victor Chovkoun (né en 1940), traducteur dans la lignée de ces prédécesseurs, écrivain et un des actuels rédacteurs de la revue Vsesvit, bien qu’il ait été surveillé de près par le KGB à l’époque, échappa de justesse à ces « listes noires » des traducteurs interdits de publication, ce dont il s’étonne encore aujourd’hui…[2]

4.2.2. Rôle éventuel des associations de traducteurs dans l’évolution de la profession ?

Dans ce contexte, à défaut d’associations marquantes consacrées exclusivement à la traduction, doit être citée la revue de littérature étrangère Vsesvit (Всесвіт)[3], fondée en 1925 par d’éminentes personnalités de la culture ukrainienne, les écrivains Vassyl Ellan-Blakytny et Mykola Hkvyliovy, et l’écrivain et cinéaste Oleksandre Dovjenko. Considérée comme la seule ouverture vers l’étranger, la revue avait pour objectif de publier des traductions inédites, assurant ainsi la survie non seulement de la langue ukrainienne, mais, à titre beaucoup plus matériel, des traducteurs.

Par ailleurs, une école de traduction ukrainienne se constitue au sein et autour de cette revue qui devient ainsi une référence dans le domaine de la traduction.

www.vsesvit-journal.com

4.2.3. Les traducteurs du russe ont-ils un statut particulier ?

Bien que les traductions du russe existent et soient accueillies par les pouvoirs plus favorablement que toute autre publication, elles ne constituent pas cependant une composante dominante de l’activité de la traduction, pour la toute simple raison que, dans la politique de l’utilisation du russe en tant que langue internationale dans l’URSS, les livres en russe étaient largement diffusés en Ukraine.

Que traduit-on ?

4.2.4. Quels genres de textes traduit-on ?

Les textes traduits, couvrant toutes les époques depuis l’Antiquité, sont en vers et en prose, d’une valeur littéraire incontestable ainsi que d’un caractère idéologique prononcé, proche de l’idéologie soviétique. Par ailleurs, deux corpus distincts sont à mentionner pour cette époque : d’un côté, il s’agit des littératures des nations qui font partie de l’URSS et, d’un autre côté, des littératures du reste du monde.

4.2.5. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduites jusque là ? Si oui, lesquelles ?

La géographie de la traduction s’étend avant tout sur les littératures des républiques soviétiques et autonomes de l’URSS. Dans ce contexte apparaissent des traductions à partir de langues comme le moldave, le géorgien, l’estonien, le lituanien, le biélorusse, l’arménien, l’azéri, le kazakhe, l’ouzbek, le tadjik, le turkmène, le kirghiz[4] etc. Dans la même perspective, s’ajoutent les littératures mondiales du bloc soviétique, dont l’œuvre de Mao Zedong, traduite du chinois.

4.2.6. Comment les conditions politiques et idéologiques influencent-elles le choix des œuvres traduites (langues-littératures, auteurs, genres) ?

Si les conditions politiques définissent la géographie de la traduction, les conditions idéologiques permettent d’ajouter, à côté des littératures des républiques soviétiques et de celles du bloc soviétique, des textes d’autres littératures mondiales afin d’assurer la légitimité de la cohabitation des différentes nations, une des idées fondamentales de l’idéologie soviétique. C’est pourquoi les anthologies d’œuvres poétiques sont très nombreuses et semblent bienvenues.

Malgré la popularité de ce genre de publications, certains projets n’aboutissent pas et finissent dans les archives du KGB, c’est le cas notamment de deux anthologies de la poésie française contemporaine : la première, sous la rédaction de M. Zerov et de S. Savtchenko, ne vit pas le jour dans les années 1930 ; la deuxième fut condamnée, comme l’explique un des rédacteurs de l’édition, E. Kruba (H. Kotchour en était le deuxième), en 1968, à la suite de l’invasion soviétique de Prague[5].

Comme le précise Anatole Perepadia, « à l’époque soviétique, on autorisait à traduire les auteurs de l’Europe Occidentale seulement à Moscou, on se méfiait des Kiéviens »[6]. Les traducteurs de Kiev devaient donc chercher à se procurer autrement des œuvres originales. Dans ce contexte le rôle qu’a joué Ivan Salyk[7] est inestimable : ce simple amateur enthousiaste, originaire d’une petite ville proche de Lviv, fournissait aux traducteurs ukrainiens des textes originaux, obtenus directement auprès des auteurs étrangers avec lesquels il entretenait une correspondance. Par la suite, Ivan Salyk entame des correspondances pour obtenir des œuvres à la demande des traducteurs : ainsi il procure à Ivan Dzioub (né en 1934), physicien, traducteur et diplomate, plusieurs textes en langue japonaise.

4.2.7. Quels sont les écarts entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et sa traduction ?

Parfois les écarts sont minimes, et les traductions paraissent immédiatement après la sortie du livre étranger. Ainsi, le roman Tereza Batista (1972) de Jorge Amado a été publié très rapidement dans la revue Vsesvit[8] grâce aux soins d’I. Salyk qui a procuré l’original et à l’équipe de traducteurs qui l’ont traduit, devançant les projets à Moscou concernant cet auteur brésilien. Cependant tel n’était pas toujours le cas, et certaines traductions, bien qu’elles aient été réalisées dans les années ou les décennies suivant leur publication dans la langue originale, ont dû attendre plusieurs années avant d’être publiées en ukrainien : le roman L’Etranger (1942) d’Albert Camus n’a vu le jour qu’en 1989, trente ans après que la traduction en a été faite[9], selon Anatole Perepadia, son traducteur.

4.2.8. Quels sont les écarts entre le canon littéraire de la langue d’origine et le corpus de textes traduits (traduction d’auteurs ou d’ouvrages jugés secondaires dans la littérature d’origine, ou au contraire absence de traduction d’auteurs ou d’ouvrages majeurs) ? Peut-on identifier les causes de ces écarts ?

Tous ces écarts existent. Ils sont dus, premièrement, aux choix politiques et idéologiques imposés par le régime (ainsi, l’œuvre de Romain Rolland a été largement répandue en URSS en raison de ses idées, dont certaines proches de l’idéologie soviétique) ; deuxièmement, les œuvres originales n’étaient pas facilement accessibles, ce qui explique le fait que les traducteurs traduisaient aussi les œuvres, majeures ou secondaires, qu’ils pouvaient se procurer. Enfin, Ivan Salyk, le fameux fournisseur d’œuvres étrangères, cherchait à faire connaître les œuvres écrites dans les langues peu traduites jusqu’alors : le portugais, le catalan, le galicien, le pachto[10] etc.

4.2.9. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Messire Thadée (de Mickiewicz est traduite par M. Rylsky en 1927. Parmi ses autres traductions figurent Hernani de V. Hugo et Le Roi Lear de Shakespeare.

Mykola Loukach traduit Le Décaméron de Boccace en 1969, Faust de Goethe est publié dans sa traduction en 1981 : ces deux ouvrages lui valent le prix M. Rylsky pour la meilleure traduction en ukrainien. Parmi d’autres traductions on trouve Madame Bovary de Flaubert, des poèmes de Garcia Lorca, Schiller, Apollinaire.

Anatole Perepadia traduit Le Petit Prince, Vol de nuit, Terre des hommes de Saint-Exupéry en 1968. Ses traductions de L’Etranger et de La Peste d’Albert Camus sont publiées en 1989.

Comment traduit-on ?

4.2.10. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

Les réflexions portant sur la traduction sont exprimées à travers les témoignages des traducteurs eux-mêmes, par l’intermédiaire de correspondances et de souvenirs rapportés dans des livres récents, mais aussi dans des interviews qui sont très en vogue ces derniers temps. De ce corpus assez riche en informations, deux constatations peuvent être tirées. La traduction se veut tout d’abord une opposition personnelle au régime soviétique, opposition qui consiste à mettre en valeur littérairement la langue ukrainienne, tout en soumettant au lecteur un choix non conventionnel d’œuvres étrangères, cherchant à lui proposer une autre culture, une autre esthétique que celles de l’idéologie soviétique. Il s’agit aussi de définir les principes et les approches concernant la traduction, pour laquelle le respect du texte original est considéré comme un devoir moral : les traducteurs ukrainiens, appartenant à la génération des « soixantistes », veulent traduire uniquement depuis le texte original, et non par l’intermédiaire de traductions russes, souvent considérablement modifiées et adaptées pour un « lecteur soviétique ».

Dans une interview, Anatole Perepadia lance une phrase qui en dit long sur le « comment traduit-on » sous le régime soviétique : « Enfin je peux traduire ce que je veux et comme je le veux ».

4.2.11. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Il est rare que les traducteurs écrivent eux-mêmes une préface pour leurs propres traductions pendant le régime soviétique. Les préfaces étaient écrites, dans le meilleur des cas, par des chercheurs dans le domaine de la traduction ou de la littérature étrangère qui présentaient essentiellement l’auteur de l’original ; dans le pire des cas, elle ont été faites par des auteurs-fonctionnaires au service du système soviétique et sous sa protection : Victor Chovkoun en apporte un témoignage concernant l’œuvre en cinq volumes d’Anatole France, publiée aux éditions Dnipro[11].

Le nombre restreint de telles préfaces s’explique aussi par le fait que la plus grande partie des traductions était publiée par Vsesvit, une revue, et non dans un livre à part qui aurait pu inclure une préface. En revanche, cette même revue, à travers des publications concernant la théorie et la pratique de la traduction, permet de suivre l’évolution de cet art « littéraire ».

4.2.12. Comment la censure influence-t-elle le mode de traduire ?

Pour être aux normes soviétiques et éviter ainsi la censure, les traducteurs qui utilisaient le texte-relais russe le respectaient à la lettre. C’est le cas notamment de la traduction de Don Quichotte réalisée en 1955 par V. Kozatchenko et I. Krotevytch à partir de la traduction russe de Lioubymov : les traducteurs ont calqué le texte russe[12].

A l’opposé de cette tendance, se trouvent les traductions ukrainiennes « trop ukrainiennes », visées par la censure soviétique : le rédacteur des traductions de Maupassant auprès les éditions « Dnipro », Anatole Perepadia, a été licencié pour avoir « trop ukrainisé » les traductions de l’auteur français.

En outre, des circulaires comportant des listes de mots ukrainiens interdits étaient imposées aux traducteurs. Il s’agissait de mots, expressions ou morphèmes, dont Victor Chovkoun cite quelques exemples : « либонь » (probablement), « філіжанка » (une tasse), tous les mots avec le suffixe « -вк- » (-vk-), sous prétexte qu’il s’agissait de formes trop archaïques, comme les substantifs « білявка » (une blonde) ou « чорнявка » (une brunette)[13]. Il serait difficile de voir dans ces mots un caractère politique qui eût nui à l’idéologie soviétique. On peut cependant remarquer la différence formelle avec les mots russes, « блондинка » (une blonde) et « брюнетка» (une brunette), qui reprennent phonétiquement les mots français. Si on ajoute à cela le témoignage d’Anatole Perepadia concernant ces grands « linguistes », les correcteurs, qui enlevaient minutieusement tous les mots ukrainiens qui ne possédaient pas d’équivalents dans la langue russe[14], on voit bien comment se forgeait l’idée, qui persiste encore aujourd’hui, de la « parfaite » similitude entre l’ukrainien et le russe.

Le même V. Chovkoun rapporte que les traducteurs bravaient les mots imposés à la places des mots ukrainiens interdits en utilisant d’autres synonymes ukrainiens, non censurés.

4.2.13. Quel est le rôle des réviseurs dans l’établissement du texte final ?

Les réviseurs supprimaient les mots ukrainiens qui n’existaient pas en russe. La même tendance concernait les dictionnaires de langue ukrainienne : les mots ukrainiens, dont l’équivalent n’existait pas en russe, étaient cités en dernières positions parmi les synonymes ou tout simplement remplacés par des calques du russe. Il s’agissait d’une russification de la langue ukrainienne.

4.2.14. Y a-t-il des cas de traductions très infidèles à l’original?

Des traductions infidèles peuvent probablement être trouvées dans le cas des traductions effectuées à partir des textes-relais russes, ces derniers étant souvent adaptés ou modifiés en fonction du « lecteur soviétique ».

4.2.15. Les traducteurs traduisent-ils généralement d’une seule langue ou de plusieurs ?

Tous les grands traducteurs traduisent à partir de plusieurs langues, sans oublier les traducteurs polyglottes, tel Mykola Loukach, qui maîtrisait 18 langues étrangères[15].

 

4.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

4.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

Dans la politique de russification menée par le régime soviétique, l’ukrainien coexiste en permanence avec le russe. Il ne s’agit pas cependant d’une simple cohabitation linguistique, car le russe est utilisé à tous les niveaux de la vie politique, sociale et culturelle, laissant ainsi peu de place à l’ukrainien. Les tendances à vouloir uniformiser l’ukrainien avec le russe à travers le lexique, l’orthographe et la grammaire, sont parfaitement identifiables.

4.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?

La traduction, telle qu’elle a été définie et pratiquée par les « soixantistes », reste un oasis pour la langue ukrainienne dans le contexte de la russification. Par ailleurs, pour traduire les œuvres étrangères, issues souvent de la plume de maîtres incontestés dans leurs langues, les traducteurs ukrainiens se transforment en virtuoses linguistiques, exploitant les profondeurs de l’ukrainien et l’élevant aux sommets de la littérature, c’est en cela que consiste leur mérite, encore plus grand que celui d’avoir traduit les chefs-d’œuvre des littératures mondiales.

La traduction et la littérature

4.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment par rapport au réalisme socialiste ?

Loin de s’attacher à des formes et des genres, la traduction contribue à la diffusion d’une autre esthétique que celle prônée par le régime soviétique. Cette activité se réalise à travers les choix non conformes et personnels des traducteurs ukrainiens. Ils sont soutenus par la revue Vsesvit qui assure une certaine liberté dans cette démarche : en effet, comme l’atteste V. Chovkoun, la revue publiait toutes les traductions qu’ils effectuaient[16].

4.3.4. L’absence de libre-circulation des textes entre l’Occident et le bloc communiste favorise-t-elle des traductions plagiats (textes traduits présentés comme des œuvres originales) ?

L’information confirmant de tels cas n’a pas été trouvée.

4.3.5. Quelle est la place de la traduction dans la vie littéraire de la diaspora ?

La diaspora participe activement à la traduction en langue ukrainienne, et les œuvres de certains auteurs, dont F. Villon, T.S. Eliot, Rilke, Garcia Lorca, P. Neruda ou encore Shakespeare, ont été traduites parallèlement en Ukraine et en exil[17].

4.3.6. Quelle est l’influence des traductions réalisées à l’étranger ?

Selon M. Moskalenko, les traductions réalisées en exil sont de moindre valeur par rapport à celles effectuées en Ukraine, en raison de l’isolement linguistique des auteurs de la diaspora[18].

4.3.7. Les traductions en langues occidentales jouent-elles un rôle dans la diffusion de textes interdits ?

Parmi les textes traduits en langues occidentales, il faut citer les textes de la littérature clandestine diffusés en Ukraine sous forme de « samvydav » (autoédition) et transmis secrètement en Occident. C’est le cas du traité de Ivan Dziouba L’Internationalisme ou la russification, diffusé par « samvydav » en 1965 et traduit en anglais et en italien par la suite. C’est aussi l’ouvrage Le malheur d’avoir trop d’esprit (1967) de Viatcheslav Tchornovil, un recueil de documents concernant les arrestations de l’élite ukrainienne en 1965-1966 : traduit en anglais en 1968, il a été publié en France en 1974 dans la traduction de Hélène Zamoyska. Il s’agit également de la nouvelle Cataracte (Більмо), écrit en 1968 par le dissident ukrainien Maykhaïlo Ossadtchy qui raconte sa propre arrestation et sa détention dans un camp de concentration : elle a été publiée à Londres en 1976, dans la traduction de Marko Carynnyk ; il en existe une traduction française effectuée par Catherine Houssar[19].

La traduction et la société

4.3.8. Peut-on distinguer des évolutions dans la diffusion et la réception des traductions (tirages, variations de popularité des auteurs, etc.) ?

C’est seulement avec l’indépendance de l’Ukraine en 1991 qu’on constate une demande accrue en traductions, occasionnée notamment par les ambassades étrangères installées à Kiev, qui lancent des programmes de traductions : ainsi, le programme Skovoroda fait paraître en ukrainien les plus grandes œuvres de la littérature française.

C’est aussi à partir de cette date que le travail des traducteurs est enfin reconnu, ce dont témoignent plusieurs prix décernés, par exemple, le Prix Skovoroda du programme éponyme.

4.3.9. Qui prend l’initiative des traductions ? Par quels canaux parviennent les informations sur les œuvres étrangères à traduire et les œuvres elles-mêmes?

Les traducteurs ukrainiens revendiquent une certaine liberté de choix et traduisent ainsi des textes selon leurs propres valeurs littéraires et esthétiques, souvent non conformes à l’idéologie soviétique. Ils sont soutenus par la revue Vsesvit. L’initiative appartient aussi aux éditeurs, dont les éditions « Dnipro », qui publient les traductions des œuvres autorisées ou imposées par les autorités, sans pour autant en faire une exclusivité absolue.

Quant à l’information concernant les nouveautés des littératures étrangères, Olha Seniouk (née en 1929), qui marque l’histoire de la traduction en Ukraine en tant que traductrice pour enfants depuis les langues scandinaves notamment, en signale quelques moyens de transmission : la revue polonaise Literature na Swiecie et l’almanach ukrainien Douklia publié en Slovaquie ou les bibliothèques à Moscou[20].

Mais l’action de Ivan Salyk reste de première importance dans la diffusion de l’information et des œuvres étrangères en Ukraine : elle a marqué toute une génération et a influencé l’histoire de la traduction.

4.3.10. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?

Les traductions paraissent sous forme de livres, elles sont aussi publiées dans la revue Vsesvit, certains textes traduits sont diffusés par l’intermédiaire des publications clandestines parmi d’autres textes interdits, sous forme de « samvydav » (autoédition).

4.3.11. Y a-t-il des revues ou des collections spécialisées dans la publication de traductions ?

La revue Vsesvit, déjà mentionnée.

4.3.12. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

Les traductions des œuvres littéraires étaient destinées à un large public, y compris les enfants : certaines traductions, dont celles d’Olha Seniouk, étaient faites à leur unique intention. En revanche, les traductions des œuvres philosophiques, dont la production s’intensifie à la fin des années 1970[21], visent un public plus averti.

4.3.13. Quelle est l’attitude de la censure à l’égard des traductions ? Est-elle différente de l’attitude à l’égard des œuvres originales ?

Bien que les traductions soient suivies de près par la censure et les autorités, elles semblent aboutir plus facilement à la publication : selon les souvenirs d’Anatole Perepadia, c’est parce que ses œuvres originales ne se publiaient pas et qu’il ne voulait pas écrire des œuvres pour plaire au pouvoir soviétique, qu’il s’est mis à la traduction. En effet, son roman Le manuscrit soustrait à la marquise (Рукопис, вилучений у маркізи) ne fut édité qu’en 2002, alors qu’il était depuis longtemps un traducteur connu, reconnu et largement publié.

4.3.14. Y a-t-il des cas d’utilisation de traductions (ou de pseudo-traductions) à des fins de propagande ou au contraire de résistance ?

Toutes les traductions diffusées sous forme de « samvydav » peuvent être considérées comme une manifestation de résistance et d’opposition au régime soviétique.

4.3.15. Y a-t-il des traductions clandestines et quelle est leur diffusion et leur influence sur la littérature ou la vie culturelle ?

Parmi les textes diffusés sous forme de « samvydav » on peut citer, à titre d’exemples, les poésies de Rimbaud, de Saint-Pol-Roux, de Paul Valéry : il ne s’agit pas, en réalité, de textes à caractère politique, mais leur traducteur, Mykola Loukach, était interdit de publication, après avoir pris la défense d’Ivan Dziouba. C’est Anatole Perepadia qui se chargeait de les transcrire avec une machine à écrire sur du papier à cigarette[EA2] et de les diffuser[22].

4.3.16. Y a-t-il des répressions visant des traducteurs en raison de leur activité de traduction ?

Oui, plusieurs cas ont été évoqués précédemment.

4.3.17. Les traductions anciennes sont-elles victimes de la censure ? Selon quels critères ?

Il est fort probable que les anciennes traductions ukrainiennes, destinées à la réédition, subissaient une russification, cependant la confirmation de cette hypothèse nécessiterait des recherches longues et minutieuses.

4.3.18. Quelles sont les caractéristiques du discours théorique dominant sur la traduction ?

Traduire depuis l’original sans passer par un texte-relais russe et dans une langue ukrainienne non-russifiée.

4.3.19. Réception critique des traductions ?

Chaque traduction réalisée par les maîtres de cet art fut un événement, même si la valeur littéraire de leurs œuvres, créées sous le régime soviétique, a été révélée tardivement ou reste encore à découvrir. De nombreux prix décernés par la suite aux traducteurs à l’intérieur de l’Ukraine et par les pays des textes originaux en sont sans doute une preuve évidente. Certaines de ces traductions se démarquent parfois au niveau international. C’est notamment le cas de la traduction des Essais de Montaigne effectuée par Anatole Perepadia en 2005-2007. L’auteur de la postface, Vadym Skourativsky, la définit comme un « phénomène unique » : pour transmettre la langue de l’auteur français de la Renaissance, le traducteur a choisi l’ukrainien de cette même époque[23].

SOURCES

  1. Bulletin d’information des éditions « Smoloskyp », 2003, №2-3.
  2. Interview avec Olha Seniouk, par L. Taran, День, 29 mai 2009.
  3. La Littérature étrangère, 2008, juillet.
  4. Paul RICŒUR, Histoire et vérité, Kiev, 2001, p. 7. Traduit en ukrainien par V. Chovkoun.
  5. SIROTCHOUK T., Guillaume Apollinaire. Essai de poétique et de stylistique, Paris-Lviv, 2004.
  6. МОСКАЛЕНКО М., « Тисячоліття: переклад у державі слова », Сучасність, 1993, серпень.
  7. Фразеологія перекладів Миколи Лукаша, Київ, 2003.
  8. ШОВКУН В., Життя в абсурді, Львів, 2005.
  9. ШОВКУН В., « Іванові Салику – 70 », Всесвіт, 2009, №56, с. 170-173.

[1] Après son séjour en prison en 1931, et à la suite de la vague d’extermination des intellectuels ukrainiens, M. Rylsky adapte son œuvre au régime et figure dès lors parmi les auteurs soviétiques reconnus, ce qui lui a permis de mener une carrière plus tranquille et de se consacrer à son activité littéraire.

[2] ШОВКУН В., Життя в абсурді, Львів, 2005. [CHOVKOUN V., Vie dans l’absurdité, Lviv, 2005].

[3] Le mot signifie « Univers ».

[4] МОСКАЛЕНКО М., « Тисячоліття: переклад у державі слова », Сучасність, 1993, серпень, с. 164-165. [MOSKALENKO M., « Mille ans : la traduction à l’État de la Parole », Soutchasnist, 1993, août, p. 164-165].

[5] Voir la Préface d’Emile Kruba in SIROTCHOUK T., Guillaume Apollinaire. Essai de poétique et de stylistique, Paris-Lviv, 2004, p. 8.

[6] Voir le numéro thématique du journal La Littérature étrangère (2008, juillet, p. 14) qui est entièrement consacré à Anatole Perepadia.

[7] Pour plus de détails, voir ШОВКУН Віктор, « Іванові Салику – 70 », Всесвіт, 2009, №56, с. 170-173. [CHOVKOUN Victor, « Ivan Salyk a 70 ans », Vsesvit, 2009, №56, с. 170-173].

[8] Ibidem.

[9] La Littérature étrangère, op. cit., p. 14, 7.

[10] CHOVKOUN V., « Ivan Salyk ».

[11] CHOVKOUN V., Vie dans l’absurdité. Il s’agit probablement de l’édition de l’œuvre d’Anatole France publiée en 1976-1977.

[12] La Littérature étrangère, op. cit., p. 21.

[13] CHOVKOUN V., Vie dans l’absurdité.

[14] La Littérature étrangère, op. cit., p. 14.

[15] Фразеологія перекладів Миколи Лукаша, Київ, 2003, с. 3. [La Phraséologie des traductions de Mykola Loukach, Kiev, 2003, p. 3].

[16] CHOVKOUN V., Vie dans l’absurdité.

[17] MOSKALENKO M., op. cit., p. 167.

[18] Ibidem.

[19] Ces informations sont données d’après le Bulletin d’information des éditions « Smoloskyp », 2003, №2-3.

[20] Voir l’interview avec Olha Seniouk, réalisé par L. Taran, dans le journal День (Jour), du 29 mai 2009.

[21] Voir la Préface de T. Holitchenko in Paul RICŒUR, Histoire et vérité, Kiev, 2001, p. 7. Traduit en ukrainien par V. Chovkoun.

[22] La Littérature étrangère, op. cit., p. 3.

[23] Ibid., p. 5.