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Auteur : Jovanka Šotolová

 

2.1. Cadre général introductif

2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?

Les origines de la littérature écrite sur le territoire tchèque se situent vers le milieu du IXe siècle. Les textes les plus anciens, dont subsistent uniquement des fragments anonymes, font partie du patrimoine européen le plus ancien. La langue des érudits était le vieux slave (staroslověnština, langue liturgique créée, diffusée et enseignée de concert avec la religion chrétienne par deux missionnaires, les apôtres Cyrille et Méthode à partir de l’an 863) et le latin ; les premiers textes écrits en tchèque ne surgissent qu’au XIIIe siècle.

En dehors des textes ecclésiastiques, divers genres glorifiant la noblesse apparaissent : des chansons de guerre, des chansons folkloriques liées aux activités quotidiennes ainsi que des légendes et des contes de fées. Jusqu’au XIIIe siècle, le théâtre ne se joue que dans les églises. Aux légendes (des biographies de saints surtout) succédèrent les chroniques dont la plus célèbre, celle de Cosmas, Chronica Boemorum (Kosmova kronika česká), rédigée en latin, est datée d‘entre les années 1110 et 1125.

Tandis qu’au XIIe siècle le tchèque n’apparaît à l’écrit que sous forme de gloses accompagnant des textes liturgiques, au cours du XIVe siècle, le rôle de la langue tchèque est égal à celui du latin dans le domaine de l’écriture religieuse comme profane, dont les genres se diversifient. Au fur et à mesure, les textes tchèques finiront pas dominer – parmi eux, la Chronique de Dalimil (Dalimilova kronika, dite aussi Kronika Boleslavská) du début du XIIIe siècle, en tchèque et en vers. L’Alexandreide (Alexandreida), daté de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècles, est un long poème héroïque rédigé en tchèque en vers octosyllabiques, à la manière du roman d’Alexandre du Français Gautier du Châtillon, et antérieur d’un siècle, mais puisant son inspiration plutôt du côté de la version allemande, Alexanderlied.

Au XIVe siècle, le royaume de Bohême se voit élargi et il connaît une nouvelle époque de splendeur. A la cour du roi Charles IV (1316-1378), roi de Bohême et empereur du Saint Empire romain germanique (élevé à la cour du roi de France, il transforma profondément la capitale de la Bohême à son retour au pays ; à l’exemple de la Sorbonne, il fonda la première université d´Europe Centrale, il fit ériger un nouveau quartier (la Ville-Neuve, Nové Město) et fit appel à des architectes français qui commencèrent la construction de la cathédrale s’inspirant de l´architecture gothique d´Ile-de-France), la langue allemande commence à être pratiquée et elle sera utilisée surtout dans les villes et par la noblesse locale parallèlement au latin, langue des clerc et de la religion. Le roi est l’auteur de sa biographie, Vita Caroli, rédigée en latin et traduit ultérieurement en tchèque.

Le XIVe siècle est considéré comme la période de l’épanouissement de la littérature tchèque (écrite en « vieux tchèque ») surtout dans l’œuvre de Tomáš Štítný ze Štítného. A cette époque, la littérature tchèque commence à être perçue comme une littérature de langue tchèque pour des lecteurs tchèques. Le latin reste la langue de la communication avec l’étranger.

Le mouvement hussite (fin du XIIIe siècle ; mort de Jan Hus en 1415, suivie par une période de croisades contre les Hussites - accord de paix de 1436) était aussi bien un mouvement nationaliste que religieux. Il culmine par une crise religieuse et sociale. A la suite des guerres hussites, une nouvelle vague culturelle emporte la Bohême. En 1464, le roi de Bohême, Georges de Poděbrady (Jiří z Poděbrad), envoie une délégation au roi Louis XI pour le convaincre de soutenir l´idée d´une alliance de souverains d´Europe dont l´objectif aurait été, d´une part, la défense contre les invasions turques, mais aussi une vaste coopération internationale pour le maintien de la paix en Europe.

Sous le règne de Rodolphe II (1552-1612), Prague redevient un centre culturel de premier plan, la Bohême devient le centre de l’empire. En même temps, les tensions entre les communautés catholique et protestante s’accroissent. La défenestration de nobles tchèques (1618), le soulèvement des nationalistes protestants contre la politique de germanisation et le non-respect de la politique religieuse marquent le début de la Guerre de Trente Ans. Après la défaite des armées tchèques et protestantes sur la Montagne Blanche (1620), une très forte répression est exercée contre les protestants. La couronne quitte la dynastie des Luxembourg pour échoir aux Habsbourg, qui la conserveront jusqu’en 1918. Les événements succédant à la Montagne Blanche sont conduits par la Contre-Réforme catholique, la situation culturelle est bien caractérisée par la dénomination de « l’époque des ténèbres » (doba temna). Les Tchèques doivent attendre le règne de Joseph II (1765-1790) et son édit de Tolérance religieuse.

Après une longue période de domination autrichienne, la société est fortement germanisée : la langue et la culture tchèques ne subsistent qu’à la campagne. Il faut attendre les idées de la Révolution française et de la révolution de 1848 pour assister à une renaissance nationale tchèque. La langue tchèque est purifiée des germanismes, il faut créer toute la terminologie scientifique etc. František Palacký, Josef Jungmann et d’autres grandes figures de ce mouvement voient l’idéal dans les cultures slaves : la Pologne et la Russie sont des modèles d’enrichissement de la langue et de la littérature.

Au fil du temps, les relations entre Tchèques et Allemands se détériorèrent de plus en plus. Les Allemands représentaient environ un tiers de la population en Bohême et Moravie. Dans certaines régions, tout particulièrement dans la région frontalière des Sudètes, ils formaient même une majorité homogène. Les Tchèques voulaient maintenir l’indivisibilité du pays et obtenir l’utilisation de la langue tchèque aussi bien dans les rapports de la population avec l’administration qu’entre les administrations elles-mêmes. Les Allemands, en revanche, s’efforçaient de créer un territoire allemand autonome en Bohême et de diviser toute l’administration en institutions tchèque et allemande tout en gardant l’allemand comme langue officielle.

Dès lors que l’Empire est affaibli politiquement et défait militairement, au sortir de la Grande Guerre, les Tchèques sont prêts à prendre leur revanche et leur indépendance : en 1918, le Conseil national tchèque annonce la création d’un État tchécoslovaque indépendant.

2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l’apparition d’une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

En littérature profane, les XIIIe et XIVe siècles sont marqués par le combat du tchèque contre le latin d’un côté et contre l’allemand de l’autre. Les premiers textes profanes écrits en tchèque (« vieux tchèque ») sont, hormis des chroniques et des documents juridiques, des textes imitant ou transférant des éléments de la forme et du sujet, par exemple des poèmes héroïques.

Le mouvement de réforme dirigé par Jan Hus (depuis la fin du XIVe siècle), suivi par la période des guerres hussites (1419-1436) aura son prolongement dans la littérature : et cela depuis le début de la période, caractérisée par les idées révolutionnaires présentes avant tout dans les activités religieuses de Jan Hus qui prêchait pour et parmi le peuple, jusqu’au début du XVe siècle. La langue tchèque prédomine dans la communication et dans la littérature, dont l’expression s’approche remarquablement de la variante parlée (la littérature n’est plus le seul domaine d’un public noble et érudit : tout discours devait être compréhensible à tout le monde ; la forme la plus pratiquée sera la chanson. Vers la fin du XIVe siècle, de nouveaux genres surgissent, genres polémiques ou de divertissement.

La renaissance et l’humanisme italiens (Pétrarque, Boccace, Dante) se propagent vite en Europe : en Pologne et à la couronne de Hongrie, surtout, grâce aux relations héréditaires des grandes familles de souverains européens et à la proximité des territoires concernés. Notre pays s’inspira de ces courants et idées (dans le domaine de l’art, mais aussi de la science, comme les sciences naturelles, l’astronomie, etc.), notamment pour les appliquer de manière spécifique dans les mouvements de réforme naissants. Avec l’humanisme, notre littérature revient vers le latin. Parallèlement, la littérature écrite en tchèque subsiste, rédigée par des érudits en savoir latin et en tradition littéraire tchèque : elle forme une synthèse remarquable entre courants étrangers et idées locales tchèques. Le latin reste la langue de genres spécifiques, tandis que la littérature didactique, de divertissement et destinée au peuple privilégie le tchèque. La traduction est fréquente et avec elle le besoin de penser la langue, les langues et leur caractère spécifique : par exemple, la phrase tchèque garde maints éléments de grammaire latine, le lexique latin n’a pas toujours des équivalents tchèques : les mots latins persistent dans les textes tchèques.

La défaite de la Montagne Blanche (1620) ouvre une longue période nommée « de ténèbres », de forte catholisation de la société, de censure jésuite pendant laquelle la littérature dans sa variété et sa richesse ancienne ne survit qu’à la campagne et parmi les couches populaires des habitants du pays sous forme de genres oraux et de cahiers populaires et folkloriques imprimés, les « lecture populaire » (lidové čtení).

Les années 1770 marquent une période nouvelle, dite de « renaissance nationale » (národní obrození) qui s’étalent sur une centaine d’années (elle sera close par l’an 1848). La renaissance nationale tchèque se divise en trois ou quatre étapes et son objectif était de redonner une importance et la gloire à la nation tchèque, sa langue, son histoire. Il importera tout d’abord de ranimer la culture tchèque en commençant par la langue : en créant une base solide (par la voie de néologismes et d’emprunts, surtout à d’autres langues slaves). Puis en s’appuyant sur la tradition et l’histoire, de démontrer qu’elle est bien vivante et à l’égal d’autres langues et cultures. Pendant la troisième période, il s’agit d’affirmer son lien avec l’époque contemporaine : la vie et les problèmes quotidiens sont des thème majeurs récurrents. La période se termine par un effort de démocratisation, c’est-à-dire un élargissement et une ouverture au public le plus large possible. Parallèlement, tous les domaines de la culture tchèque seront marqués par la succession des courants artistiques contemporains : le classicisme, le préromantisme et le sentimentalisme, le romantisme, le réalisme. De grands personnages apparaissent dont les noms caractérisent des voies concrètes, toutes individuelles, menant vers des buts communs : savants, linguistes et historiens (Purkyně, Presl, Dobrovský, F. Palacký, Šafařík, Jungmann qui était un traducteur remarquable et important, également), poètes (J. J. Kollár, F. L. Čelakovský, K. H. Mácha, K. J. Erben), auteurs de théâtre (J. K. Tyl), journalistes et critiques littéraires (K. Havlíček Borovský), romanciers (B. Němcová).

La deuxième moitié du XIXe siècle sera accompagnée par la naissance de plusieurs courants et groupes d’écrivains importants. En 1858, la parution de l’almanach Máj encadre la création du premier groupe (Májovci) : la jeune génération d’écrivains y affirme ses idées critiques contre la société et son opinion sur la création littéraire. Le poète, l’écrivain, n’est plus celui qui regarde le monde passivement et qui chante sa beauté : indissociable de sa création, son sentiment du chaos et des côtés négatifs de la vie contemporaine doit être énoncé. L’ouverture vers l’étranger, mal vu par les générations précédentes, sera l’autre aspect novateur de ce groupe. Le groupe des Májovci entretien de nombreux contacts avec la culture et la littérature polonaises, russes, hongroises ainsi qu’allemandes et françaises.

En 1868, l’almanach Ruch est publié par un groupe d’auteurs plus jeunes, liés par la valeur qu’ils accordent à la tradition et à l’histoire, à ses éléments et moments héroïques. Leur poésie est plus lyrique, très imaginative voire abstraite.

Deux grandes personnalités de la vie littéraire, Jaroslav Vrchlický et Svatopluk Čech, auront leurs épigones. Sládek, Vrchlický et Zeyer seront aussi les auteurs dominant de la revue Lumír, autour de laquelle un troisième groupe littéraire se crée. A côté de la création originale, l’attention y est portée sur l’information sur les littératures étrangères : de longs articles et des études détaillées commentant l’actualité littéraire de différents pays sont publiés (par exemple, norvégienne, italienne et américaine en plus de celles déjà mentionnées avec les Májovci) ainsi que des traductions : dans les premiers numéros de la revue, il s’agit surtout de littérature populaire et folklorique, mais assez vite des extraits d’œuvres contemporaines paraissent, dont Hugo ou Lamartine.

Vers la fin du siècle, le réalisme gagne du terrain. Le problème spécifique du milieu culturel tchèque d’alors fut l’affaire autour de l’authenticité des manuscrits Rukopis královédvorský et Zelenohorský (Manuscrits de Dvůr Králové et de Zelená Hora, 1896).

Une nouvelle génération d’écrivains se présente par le manifeste de Česká moderna (1895), un groupe de courte durée. La partie plus radicale (Arnošt Procházka, Jiří Karásek ze Lvovic, les deux sont connus comme traducteurs aussi) se nommera « la décadence tchèque » (česká dekadence). D’autres groupes et revues surgissent, Moderní revue, Katolická moderna, Almanach secese etc. Les années 1890 voient l’arrivée de poètes et écrivains symbolistes, suivis d’une  génération plus jeune contestant le symbolisme. La traduction est un support important du courant réaliste.

2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? changements dans la structure sociale ? développement de contacts culturels avec l’étranger ? existence d’une diaspora ? création d’un État-nation ? facteurs religieux ? etc.)

La période la plus ancienne fut marquée par tous les changements suivant l’évolution économique et sociale. Après que la monnaie fut devenue la base de tous les échanges économiques le développement des villes fut remarquable. Dans le domaine culturel surtout, le rôle croissant de la bourgeoisie citadine et de la noblesse prévaudra sur celui de l’église : après l’art roman, c’est l’art gothique qui s’épanouit aux XIIIe et XIVe siècles, d’abord en architecture et dans les beaux-arts (sculpture, peinture), puis relayés par la littérature. En conséquence, les figures de saints seront remplacées par des héros profanes, notamment par des chevaliers.

Les idées réformistes, venant d’une interprétation spécifique des idées de John Wycliffe, introduiront une revendication du droit de tout un chacun à entendre la parole de Dieu en sa langue maternelle, ce dont les traductions de la Bible seront un résultat parmi d’autres.

Le XVe siècle, l’époque hussite (une période qui se termine avec la mort du roi « hussite », Jiří z Poděbrad, en 1471), influence la littérature. Celle-ci n’est plus le domaine exclusif de la religion, ni de la noblesse. Elle se propage dans les couches sociales de la bourgeoisie et du peuple. Les thèmes chevaleresques, fantastiques, mythiques (légendes) perdent de l’intérêt pour laisser la place aux problèmes contemporains, à la critique de la religion et de la société. L’épique pathétique cède la place à de nouvelles formes et à des genres inédits : outre la chronique, c’est la chanson (religieuse) et le traité. Ainsi, par analogie avec idées hussites sur la religion, la littérature commence à être perçue en tant que production pour le peuple : laïcisée, elle thématise la quotidienneté, l’actualité, elle sera pose en critique de la religion unique, contre la morale, etc. Parallèlement, les limites entre l’éducation religieuse et l’éducation profane s’effacent. La langue tchèque devance le latin.

Suite à l’essor des idées de la renaissance et de l’humanisme, le rôle de la littérature s’accroît : elle devient un élément fondamental du savoir général et de l’éducation, ainsi qu’un instrument politique : de là l’importance et la quantité de thèmes contemporains, sociaux et critiques qui va s’agrandissant. La versification cède la place à la prose ; le divertissement perd son prestige, mais pas la priorité : il reste le genre préféré du peuple, y compris sous forme de chanson.

L’intelligentsia se recrute dans les milieux bourgeois, et elle jouera un rôle décisif dans l’évolution de la création artistique, qui ne restera pas sans influencer le savoir de la société. L’aspect laïc de la littérature est caractéristique, elle s’éloigne de sa dépendance à la religion, elle est liée au quotidien et à l’actuel. Tandis que l’architecture de commande de la noblesse reste le domaine des artistes étrangers, très présents sur le territoire tchèque, la bourgeoisie préfère les créateurs locaux et sera ainsi à la base de la naissance de la renaissance nationale tchèque.

L’essor de l’éducation (l’école privilégie la langue tchèque) donne ses fruits : les auteurs érudits de langue tchèque sont nombreux. Les idées humanistes ne sont pas copiées mais étudiées, analysées, commentées : la traduction aide à les diffuser.

Les années 1470-1620 : la fin du XVe siècle voit le pouvoir du roi diminuer, de même que la voix de la bourgeoisie et du peuple, pour laisser une place prépondérante à la noblesse. Néanmoins, l’impact de la bourgeoisie sur la culture et la littérature reste très important, malgré son rôle économique et politique décroissant. La situation ne change qu’après 1620, année de la bataille de la Montagne Blanche.

Après la défaite de la Montagne Blanche, la noblesse tchèque protestante est décimée, le pays est converti de force au catholicisme, nombreux sont ceux qui préfèrent l’exil, comme Comenius (Jan Amos Komenský). Le mouvement de la Contre-Réforme catholique, néanmoins, porte ses fruits dans le domaine de l’architecture religieuse (églises et monastères). L’Eglise, et surtout l’ordre des Jésuites, dominent l’éducation et la littérature. Les idées progressistes soulignant les problèmes contemporains ne sont plus traitées, remplacées par le dogme. La littérature écrite et imprimée est censurée, seuls les genres oraux (chanson, contes, mythes) subsistent parmi des couches populaires. D’une part, l’art baroque, splendide, est importé, censé démontrer la richesse des élites ; d’autre part, la bourgeoisie, pauvre et dominée, ainsi que le peuple, n’ont plus la possibilité de participer à la vie culturelle. L’expressivité et la richesse de l’architecture ecclésiastique et de la littérature religieuse mènent à accentuer le gouffre entre la vie éphémère quotidienne et la beauté mystérieuse de la croyance, de la pensée religieuse et de la vie au-delà : le royaume éternel.

Joseph II (1765-1790), amateur de musique, commande à Mozart, en 1782, le premier opéra en langue allemande. Le musicien représentera à Prague également l’opéra-bouffe Les noces de Figaro, tiré de la comédie de Beaumarchais, censurée en France). En 1791, une chaire de langue tchèque est créée à l’Université Charles.

A l’époque de la « renaissance nationale » (1780-1848), la littérature joue un rôle essentiel dans la vie et les aspirations de la société. D’un côté, elle doit accentuer toute la spécificité tchèque, de l’autre, elle doit chercher à se relier aux cultures et aux traditions européenne et slave en premier lieu.

Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’industrie se développe et la Bohême devient le bassin industriel de l’Empire austro-hongrois. Le développement industriel et commercial se reflète dans celui de l’éducation, de la culture et du sentiment national tchèque. Dans les années 1870, l’influence de la bourgeoise sur la littérature est déjà importante. On voit des tentatives de créations de salons, qui offriront un lieu de rencontre aux gens érudits et cultivés. L’importance donnée à la langue, à sa qualité et à sa richesse, est considérable. Dans les maisons d’édition, de premières collections sont fondées, structurant la production selon les genres ou thèmes choisis, ainsi que des projets éditoriaux concentrés sur certains auteurs. C’est aussi une période d’intense compétition, tant industrielle que culturelle, entre citoyens tchèques et allemands. Les premiers journaux tchèques sont publiés à partir des années 1860, des théâtres jouant en tchèque voient le jour ; en 1882, l’Université Charles est scindée en deux entités : tchèque et allemande. En 1883, le Théâtre national tchèque est édifié à Prague, les Allemands construisent le Neuer Deutscher Theater; puis le Musée national (tchèque) est érigé à Prague et les Allemands réagissent à l’identique.

Les poètes et les écrivains sont souvent aussi journalistes, guidés par un besoin de participer à la vie politique du pays. Au courant conservateur, lié à la noblesse et dit des « Vieux Tchèques » (Staročeši, représentés par Palacký et Rieger), s’oppose celui des libéraux, « Jeunes Tchèques », soutenu par la bourgeoisie. Des écrivains aux idées démocrates (Hálek, Neruda, Arbes) sympathisent avec le programme du groupe des « Jeunes Tchèques » (Mladočeši) qui conteste la germanisation et le libéralisme national viennois. La production littéraire est abondante, des écrivains, des poètes, des critiques et des traducteurs forment des groupes rassemblés autour de revues et manifestes divers Máj, Ruch, Lumír, Moderní revue etc.). Le contact avec la culture étrangère est riche.

 

2.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

2.2.1. Qui sont les traducteurs ? (Origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? Sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.)

A l’époque médiévale, dominée par la création religieuse, le message et sa forme restent entre les mains de ses producteurs : le public n’est pas érudit ni en ce qui concerne ce qui lui est communiqué, ni dans la manière dont cela est fait. La forme orale de la littérature prévaut. Aux XIIIe et XIVe siècles, le public – surtout la noblesse – ne sait pas lire, c’est pourquoi l’oralité reste le canal primordial de toute la littérature. C’est l’époque de la création du « métier » de poète et d’orateur, souvent provenant des milieux populaires (les jongleurs, nommés « žakéři » et « žertéři »). Conformément à la situation des pays allemands, les poètes, hommes érudits dans les arts poétiques latin, allemand et anglais de l’époque, sont soutenus par des mécènes nobles et riches.

Dans le cadre de la littérature profane, par analogie avec les auteurs médiévaux qui ne s’occupent pas de l’originalité des leurs idées et des sujets qu’ils traitent (seule la forme est importante), les traducteurs ne sont pas forcés de transposer les textes d’une manière stricte et adéquate : le sujet donné est traité librement, le texte coupé ou élargi au gré du « translatour ».

Au Moyen Age, l’art et le métier sont indissociables et les traducteurs aussi travaillent sur commande. Si l’existence d’ateliers de traduction est documentée dès le IXe siècle sur les territoires des actuelles Grande Bretagne, Allemagne, Espagne ou Russie, une telle organisation n’est connue en Bohême que sous le règne de Charles IV.

C’est l’époque humaniste qui distinguera l’œuvre source de celle qui est traduite et, en s’inspirant de Horace ou Cicéron, donnera les bases d’une théorie et d’une méthode de traduction. Ces idées, comme celles de Saint Jérôme, résumées par sa fameuse sentence « non verbum e verbo sed sensum exprimere de sensu » passent par l’intermédiaire des théoriciens français et allemands et sont reprises par des humanistes tchèques (Viktorin Kornel ze Všehrd, préfaçant Jean Chrysostome ; Řehoř Hrubý, préfaçant l’Eloge de la folie d’Erasme, et d’autres).

A l’époque humaniste, les traducteurs qui traduisent dans plusieurs langues ne font pas exception : du grec au latin et au tchèque, par exemple.

La position du traducteur à l’époque de la renaissance nationale tchèque s’accorde avec la situation de la vie culturelle tchèque : il manque de prestige. Levý, citant Jungmann, décrit en détail des conditions de vie et de travail des traducteurs de l’époque de ce dernier : tandis que le poète anglais Alexander Pope, pour la somme gagnée par la traduction d’Homère, a pu acheter, semble-t-il, une propriété à la campagne, jusqu’au XIXesiècle, les traducteurs tchèques travaillaient sans être payés ou pour un honoraire symbolique. En revanche, de la somme acquise par la vente de 400 exemplaires imprimés, le libraire est censé recevoir un quart, voire un tiers. Un autre exemple décrit la pratique de payer les traducteurs en livres imprimés au lieu de leur donner de l’argent. Dans la première moitié du XIXe siècle, il vaut mieux trouver un mécène que s’attendre à une rémunération pour la traduction.

Que traduit-on ?

2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

Du XIVe au XVIe siècles, l’évolution de la langue tchèque est remarquable. Le répertoire standard – religieux et profane – des littératures européennes est disponible en traduction. Suite au caractère spécifique du mouvement réformiste, le milieu culturel tchèque se méfiera des genres autres que savants et moraux, représentés surtout par le courant de la renaissance : pour toute traduction du genre  « belles-lettres », on cherchera à argumenter sur son « utilité ». Guidés par cette conception, les traducteurs n’hésitent pas à couper et modifier les textes – et la méthode sera souvent appliquée jusqu’au XXe siècle. Il en allait de même avec la poésie, dont l’essentiel tient au transfert de la « substance ». Toute diversité formelle se perd à la traduction, le sujet est passé sous la forme de prose rythmée, l’indice unique de la versification reste le vers, peu importe la métrique (types de vers).

Au XVIIIesiècle, époque de la « renaissance nationale tchèque », la traduction se concentre sur trois genres essentiels :

1) le théâtre,

2) la littérature « populaire » lue par la petite bourgeoisie et à la campagne,

3) la poésie anacréontique.

Dans les années 1820, Jungmann joua un rôle décisif dans l’intéresser qu’eurent les traducteurs à traduire des livrets d’opéra – une des tentatives de rivaliser avec l’allemand, celle-ci orientée vers un public qui puisse se sentir attiré par ce genre, même s’il reste réticent au théâtre tchèque.

Tandis qu’encore au début du XIXe siècle les traductions de romans ne sont que sporadiques, à partir des années 1840, elles seront fréquentes pour augmenter encore dans les années 1860 : en 1860-1864, les romans de Gontcharov, Gogol, Dumas, Hugo, Sand et d’autres sont publiés. Pešat mentionne, à part les traductions de littératures européennes « occidentales », un nombre élevé de romans russes traduits, suivis par les littératures scandinaves. Cette activité vient de la revendication d’« ouvrir les fenêtres » aux cultures étrangères, proclamée dans la deuxième moitié du XIXe siècle. A cette époque, les écrivains tchèques eux-mêmes (Neruda, Hálek) exigent de faire un choix des textes à traduire qui soit plus systématique.

2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Comment traduit-on ?

2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?

a. Traduction respectueuse du texte d’origine, présentée comme une traduction et indiquant le nom de l’auteur, le nom du traducteur et la langue d’origine.

b. Traduction prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres, ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur.

c. Traduction ou adaptation présentée comme une traduction mais ne mentionnant pas le nom de l’auteur d’origine.

d. Textes étrangers traduits ou adaptés mais présentés comme des œuvres originales.

Au Moyen Age, la différence être le texte source et la traduction n’est pas perçue. Il ne s’agit pas d’une « reproduction » : souvent, le « traducteur » s’inspire de plusieurs versions écrites par divers auteurs et dans des langues différentes. La traduction peut se substituer à l’œuvre originale.

Longtemps, la littérature se divisait entre celle qui était écrite pour les élites et appartenait aux élites, et une autre, surtout orale, celle du peuple.

Néanmoins, une culture intermédiaire apparaît au XVe siècle, destinée aux larges couches des habitants du pays, allant du peuple des villes et de la campagne jusqu’aux érudits, se recrutant dans la bourgeoisie et même dans les élites. A ce niveau, personne ne cherche à déterminer l’originalité de l’œuvre donnée, il n’est pas nécessaire de préciser l’auteur ni le traducteur, et cela pour tous les genres (textes religieux, moraux, de vulgarisation scientifique et de divertissement). Ce caractère spécifique de la littérature, dont l’utilité prévaut sur la notion d’originalité survit jusqu’au XIXe siècle (la littérature de la cour et celle de toile, les cahiers de lecture populaire). La vulgarisation et la banalisation thématiques, l’adaptation et souvent la localisation, sont des procédés courants au même titre que des transformations diverses concernant le genre, la forme en général.

La traduction humaniste en finit avec la « réécriture » littérale, courante au Moyen Age : le sens du texte est accentué jusqu'à privilégier la traduction/adaptation si le caractère du texte le permet. Une réflexion sur la méthode de transfert et sur la manière de rapprocher du sujet donné le lecteur de l’autre culture apparaît. Le traducteur est conscient de son rôle, d'être celui qui transfère un sujet ou un texte d’origine étrangère au contexte local et, également, de sa mission patriotique, en contribuant à la confrontation de la langue tchèque avec le latin et l’allemand. En un siècle, grâce aux humanistes et par le biais de la traduction, l’essentiel du répertoire culturel européen est disponible pour la population tchèque.

Au XVIIIe siècle, les deux générations de traducteurs représentant la « renaissance nationale tchèque » n’hésitent pas à adapter les textes-source, et au niveau de l’idée, de l’intention ou du message de l’œuvre donnée et également de sa forme (caractère rythmique ou  métrique des vers). Les sujets sont traités de  manière à les rapprocher du lecteur, c’est-à-dire qu’ils sont localisés, racontés comme si l’histoire se passait dans l'autre culture  (les toponymes et les noms des personnages sont substitués par des variantes tchèques).

L’adaptation ne perd sa place de technique dominante que dans les années 1830 et 1840, avec la personnalité de Čelakovský, l‘un de ceux qui rappellent la valeur unique de l’œuvre originale. Cette idée va de pair avec la perspective de la singularité des langues : les moyens de l’auteur semblent déterminés par les possibilités de la langue respective. Ainsi, Čelakovský prétend qu'il est impossible de transférer la poésie de Pétrarque dans une autre langue à cause des sonorités particulières de l’italien.

La réflexion sur la traduction évolue durant le romantisme : l’œuvre traduite ne fait pas partie de la littérature cible, la traduction ne sert qu’à faire connaître le texte source. D’où l’habitude des éditions bilingues qui apparaissent au début du XIXe siècle et seront plus fréquentes dans les années 1820-1850.

2.2.5. Le degré d’adaptation varie-t-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?

Au cours de la période médiévale, la forme (la structure, la rhétorique, la versification) du texte est capitale ; la notion de l’origine et de l’auteur de texte n’a aucune importance : la plupart des textes puisent plus ou moins leur inspiration principalement dans la culture latine, mais il serait erroné de les considérer comme des traductions ou adaptations.

Au XIIIe siècle, les textes liturgiques et bibliques sont traduits dans le but de les reproduire et diffuser plus largement. Ces traductions sont précises, s’approchant de copies : versions retranscrites mot-à-mot dans la deuxième langue (du latin au tchèque). La poésie et les textes de type « belles-lettres », selon la classification actuelle, sont traduits plus librement. Les œuvres originales servent plutôt d’inspiration ou de support : leurs sujets sont adaptés ainsi que leur forme (transposée de la poésie à la prose et vice versa). Le thème donné est actualisé et localisé selon les circonstances socio-temporelles et politiques.

L’humanisme justifie l’adaptation par l’importance de la norme stylistique de l’époque qui prévaut sur l’écriture originale.

2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des différentes langues dans l’ensemble des traductions ?

Dans un premier temps, on traduit surtout du latin. Les traductions (adaptations) de l’allemand suivent.

Les textes latins sont « tchéquisés », en commençant par les gloses et notes (surtout dans les monastères). Un effort systématique de traduire les textes canoniques liturgiques (bibliques, avant tout) apparaît au XIIIesiècle : il faut mentionner le caractère spécifique de ces traductions. Outre la liberté prise sur le contenu (plusieurs versions du texte source sont adaptées), on est témoin d’un manque de rigorisme formel : Tomáš Štítný ze Štítného est connu pour sa traduction de l’Epiphanie dont il réduit le nombre de chapitres et restructure l’ordre des thèmes et des motifs. Même situation avec l’Alexandreide, déjà mentionné, ou la variante tchèque de l’épopée Tristan et Iseut (Tristram a Izalda, traduit via l’allemand, XIVe s.), celle de Historia troiana (1287, Quidon de Columnis ; premier incunable tchèque, Kronika trojánská).

La revendication d’une parenté avec d’autres nations slaves de l’époque de la « renaissance nationale tchèque » et du romantisme aura ses conséquence en traduction : Puchmajer, dans sa célèbre préface  à la traduction de Montesquieu, proclame la nécessité de traduire du polonais, y compris la littérature européenne « occidentale ». L’idée de panslavisme naît de l’opposition à la langue allemande, ressentie en pays tchèques comme liée à la contre-réforme.

2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?

Au Moyen Age, on traduit, par exemple, du français via l’allemand : voir l’Alexandreide, Tristan et Iseut, ci-dessus.

Levý cite la correspondance de Josef Jungmann pour documenter la pratique, courante jusqu’au XIXe siècle, de traduire via des langues-relais, souvent par le biais de l’allemand : langue pratiquée par tous les gens érudits ainsi que, semble-t-il, source de textes facilement disponibles, et de plus, dans des versions proches des attentes et des goûts du public tchèque. Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle que cette méthode de traduction sera contestée, lorsqu’on mit l’accent sur la valeur de l’œuvre originale. A cette époque, les efforts pour se libérer de l’influence allemande s'accroissent et le polonais commence à être préféré comme langue-relais. L’un des protagonistes du mouvement de la renaissance nationale tchèque, Puchmajer, met en garde devant la traduction via le français, l’anglais, et surtout l’allemand, pour rappeler l’avantage du polonais, langue slave, proche du tchèque.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle la traduction via une langue-relais est pratiquée, surtout pour les œuvres des littératures exotiques ou minoritaires (orientales, par exemple). Par la suite, le texte est souvent relu par un spécialiste de la langue source. Une autre possibilité consiste à traduire à partir d’une version première, faite par un spécialiste, philologue : par suite, la traduction est finalisée par un poète ou traducteur littéraire expérimentée.

2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

De rares notes théoriques sur la traduction figurent dans les textes de Tomáš Štítný ze Štítného, le meilleur traducteur de l’époque médiévale.

Pour l’Eglise catholique, le texte de la parole de Dieu est sacré, l’homme n’a pas le droit ni la capacité de le réécrire : les traductions des textes bibliques dans les langues locales est considérée comme une expression de l’hérésie. Cette même idée est encore plus stricte dans la religion judaïque.

Avec les idées réformistes (Štítný, Hus), revendiquant la nécessité de diffuser la parole de Dieu en langue tchèque, des débats sur la traduction s’ouvrent, proclamant le besoin de rapprocher le texte des capacités et des connaissances du public. Ainsi, la localisation est considérée utile (Jan Hus, en traduisant les textes bibliques, substitue les noms de plantes par des plantes locales).

Les traducteurs humanistes sont conscients de l’importance de leur rôle dans le transfert de la culture de l’autre : il n’est pas rare que le traducteur s’explique de la méthode qu’il a utilisée dans une préface à sa traduction.

Tandis que les humanistes tâchent de démontrer l’égalité de la langue locale vis-à-vis des autres langues élaborées, l’argumentation des romantiques tient en la spécificité des moyens d’expression : selon eux, chacune des langues a des capacités uniques.

La poétique de traduction défendue par Jan Amos Komenský est basée sur les principes définis par les Frères tchèques. Le XVIIe siècle sera la période de l’épanouissement de la stylistique baroque, et en plus, suite à l'inexistence des élites tchèques, la langue est enrichie par des éléments d’expression populaire.

A la fin du XVIIIe siècle, la théorie et la critique de la traduction restent le domaine des grammairiens : l’état de la langue ne permet pas d’aller plus loin que la comparaison des langues (langues source et cible) et le commentaire de l’adéquation du transfert en se concentrant sur l’équivalence et la précision sémantique ou sur la qualité de l’expression tchèque. En citant la méthode des traducteurs romantiques allemands, Josef Dobrovský désapprouve non seulement la pratique de la traduction littérale mais toute « servilité » de la traduction au texte source : au lieu d’adopter (calquer) les expressions étrangères, il propose de les substituer par des éléments de la langue cible. La question même de la traductibilité est traitée en relation avec la spécificité des langues respectives.

Au XIXe siècle, toute la réflexion théorique et critique s’oriente surtout vers l’utilité de la traduction pour l’enrichissement de la langue tchèque. Dans les années 1890, Palacký ou Arbes jugent néfaste le nombre élevé de traductions publiées par rapport à la littérature tchèque originale.

Levý mentionne Malý et son essai Sur la traduction des classiques (1854) comme le sommet de la pensée théorique de l’époque, car ce dernier compare la pratique de la traduction tchèque aux idées des théoriciens du romantisme allemand. Malý décrit la façon dont la méthode de traduction est imposée par l’intention de l’édition et aussi par le caractère spécifique de toute œuvre ; il revendique une érudition particulière du traducteur. Il est aussi l’un des premiers à décrire les avantages de la traduction faite par un traducteur « congénial » à l’auteur.

La réflexion théorique de Jungmann et Vrchlický suit l’évolution de la traduction à partir de la « renaissance nationale tchèque » jusqu’au XIXe siècle. Dans les années 1890, Vrchlický, Mrštík, F. X. Šalda, Leander Čech et d’autres seront des personnages essentiels de la critique littéraire et de la traduction, ils seront aussi les promoteurs de la littérature de langue française.

2.2.9. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

A l’époque humaniste, c’est déjà une pratique courante (Viktorin Kornel ze Všehrd, en préfaçant Jean Chrysostome ; Řehoř Hrubý, préfaçant l’Eloge de la folie d’Erasme et d’autres).

La réflexion sur le choix des œuvres à traduire et sur la méthode est fréquente à l’époque de la « renaissance nationale tchèque », surtout chez Dobrovský, Jungmann, et plus tard chez Čelakovský.

Par ailleurs, préfacer des œuvres traduites est une tradition ancienne, pratiquée jusqu'à nos jours. Les préfaces présentent alors une source documentaire essentielle de l’histoire de la traduction tchèque.

 

2.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

2.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (Existe-t-il une norme unique pour cette langue ? Coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

Le contexte de la Bohême médiévale est spécifique : il s'ouvre par une période d’effort d’évangélisation, venant de Byzance et se servant d’une langue artificielle (vieux slave) créé afin de renforcer cet acte par le moyen de communication le plus efficace possible. Les apôtres, Cyrille et Méthode, ont traduit dans cette langue nouvelle les textes liturgiques les plus importants, et en plus, ils ont obtenu l’accord de Rome pour diffuser la parole de Dieu en langue slave : les conditions ont été accomplies pour que leur traduction devienne la Vulgate slave.

L’autre caractère unique, durant le règne des derniers Přemyslides et des premiers Luxembourgeois, c’est-à-dire au XIVe siècle, c'est que l’essor de la culture est si marquant que le territoire donné se trouve au sommet de la culture chrétienne occidentale de l’époque. Ce qui est aussi la raison de l’apparition de tentatives de réformer l’Eglise romaine 100 ans avant l’apparition des idées réformistes occidentales.

A l’époque hussite, la langue tchèque devient une des premières langues européennes disposant d’une forme écrite stable – ce qui crée des conditions propices à la pratique de la traduction. En revanche, la subordination importante du contexte culturel à la problématique religieuse et morale ralentit considérablement la diffusion de toute la thématique profane dans le style de la renaissance italienne : cette particularité influencera l’évolution de la littérature future, y compris de la traduction. Ainsi pour longtemps, et jusqu’au XXe siècle, la traduction et la publication des œuvres « immorales » ou « scandaleuses » des littératures étrangères seront déconseillées.

2.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement de la langue littéraire ?

Au cours de la « renaissance nationale tchèque », le rôle de la traduction sera important : d’un côté elle est un des moyens d’enrichissement de la langue, d’un autre côté, traduire des œuvres des littératures étrangères, c’est savoir les transférer dans le contexte de la culture tchèque et témoigner de la valeur et de la qualité de la langue tchèque.

La traduction fait aussi voir l’incapacité de la langue tchèque dans le registre soutenu. La littérature tchèque, riche surtout en lexique connotant les registres populaire et vulgaire, était privée de l’évolution spécifique du classicisme et du préromantisme, courante dans les autres cultures européennes : elle manque des procédés stylistiques du domaine du pathos, de la sentimentalité, de l’emphase. Des tentatives de créer ce style d’une façon artificielle pour des traductions sont connues. Elles sont critiquées par Dobrovský qui souligne les critères de clarté et de compréhensibilité pour le lecteur.

Les traductions de Jungmann (Chateaubriand, Milton) sont hautement appréciées car elles ont enrichi les possibilités de l’expression tchèque de manière créative et en respectant le caractère de la langue.

Tandis que l’objectif des traductions de la « renaissance nationale tchèque » était de développer et d’enrichir la langue tchèque, et un peu plus tard de lui redonner de la valeur dans le contexte culturel européen (les deux phases sont marquées par les traduction des classiques), à partir de la moitié du XIXe siècle le choix des œuvres à traduire commence à suivre l’actualité des marchés littéraires étrangers, avec l’intention d’aider le lecteur tchèque à s’orienter dans toute la richesse de la culture européenne.

La traduction et la littérature

2.3.3. La littérature profane est-elle d’abord originale, traduite/adaptée, ou les deux à la fois ?

Depuis le XIXe siècle, on est témoin d’une coexistence de textes écrits en latin, en vieux slave, un peu plus tard en vieux tchèque, et en tchèque. Les textes venant d’autres espaces culturels sont plus adaptés que traduits directement (voir le poème Alexandreide, mentionné ci-dessus).

Levý relativise la notion de la traduction à l’époque la plus ancienne : les mots isolés inscrits dans les textes religieux doivent-elles être pris pour des premières traductions ou plutôt pour les premières formes de dictionnaires ? En est-il de même pour les premiers glossaires, vocabulaires, herbiers (souvent rédigés en vers) de principe plutôt terminologique ?

Ainsi, on peut considérer les gloses, qui explicitait les textes latins lus dans les monastères avec les étudiants et les expliquant dans leur langue maternelle, comme les premières traductions.

A partir du XIIIe siècle, les textes sont traduits dans leur complexité. La méthode varie : les textes canoniques (liturgiques, bibliques) sont traduit assidûment, mot-à-mot. Le texte tchèque est la « copie » de l’original latin. Pour les textes profanes (légendes, épopées), le terme d’adaptation n’est parfois même pas adéquat : il s’agit d’œuvres autonomes traitant de sujets d’origine étrangère.

2.3.4. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires ?

Hrala présente l’histoire de la traduction tchèque en quatre périodes : la renaissance nationale (1790-1850), période préparatoire et d’accomplissement (1850-1890), le temps des grands projets éditoriaux (1890-1918), période de l’entre-deux-guerres (1918-1939), période de l’après-guerre.

Fischer présente une histoire de la traduction à l’époque moderne dont il définit trois phases :

1) la période consacrée au renouveau du tchèque (avec le personnage de Josef Jungmann), l’euphorie d’avoir une version tchèque de Milton ou Chateaubriand ;

2) l’effort pour atteindre le niveau européen (avec Jaroslav Vrchlický, le perfectionnisme formel, l’accentuation du pathos, des genres lyriques) ;

3) le début du XXesiècle. Cette période est précisée par Levý, qui souligne l’importance des années « préparatoires » de la renaissance nationale tchèque (avec Dobrovský et Puchmajer), culminant dans l’œuvre de Josef Jungmann, au sommet de cette époque. Cette dernière sera prolongée par le travail et les idées de Čelakovský, période parallèle au préromantisme et romantisme en littérature.

Suite à la particularité de l’évolution historique des pays tchèques, ce qui était spécifique pour d’autres littératures étrangères de l’époque du classicisme – c’est-à-dire le transfert de la production littéraire dans le domaine de l’art – ne sera présent en littérature tchèque qu’ultérieurement.

Lors de la « renaissance nationale tchèque » c’est, dans un premier temps, la fonction utilitaire et patriotique qui prévaut : une traduction n’aspire pas à devenir une œuvre autonome, la priorité est donnée à la création des conditions de l’évolution de la littérature locale, tchèque.

Après avoir introduit l’essentiel de la littérature classique en s’attachant à présenter l’histoire des littératures étrangères dans leur diversité – durant les étapes décrites ci-dessus – depuis la fin du XVIIIe siècle, l’objectif des traducteurs sera d’introduire l’actualité littéraire dans le contexte culturel tchèque.

A la fin du XVIIIe siècle, avec une nouvelle génération d’auteurs, le réalisme apparaît. Il est contesté dès le début pour sa méthode de description critique de la vie sociale. Le milieu culturel tchèque vit une polémique fervente entre les adversaires et les partisans de l’écrivain français Emile Zola. Zola jouait plutôt le rôle d´un symbole de ce courant nouveau de la littérature française et, au cœur du problème, son œuvre n’était qu’un prétexte. Un écrivain et critique tchèque, Mrštík, a rappelé à l’époque que l’ignorance du public tchèque était la même pour Zola que pour un Balzac ou un Flaubert. Peu après, la scène littéraire s’est divisée encore plus ardemment avec une polémique « locale » autour de l’écrivain tchèque Hálek.

La traduction et la société

2.3.5. Quelle est la finalité principale des traductions ou adaptations (didactique ? politique ? esthétique ?)

A l’époque médiévale, la traduction des textes religieux soutient la diffusion et la compréhension (par les disciples, aux monastères) de ceux-ci : elle prend la forme de copie de l’original. On peut qualifier la première méthode de traduction de « consécutive » : au XIIIe siècle, les textes bibliques et liturgiques sont retranscrits mot-à-mot du latin en tchèque. La structure de la phrase copie celle de la version originale. Cette approche sera approfondie par les scripteurs avec une tendance à rapprocher le texte de sa version originale.

En revanche, les textes profanes sont adaptés, narrés librement sans que les auteurs de ces nouvelles versions ne se soucient de l’adéquation à la source. La qualité du texte rédigé par un translatour n’est pas analysée en relation avec le texte original, le seul critère de qualité reste la forme et la langue du texte cible.

Pour les chansons, on trouve deux courants possibles, selon la fonction de la traduction : la traduction à intention didactique sera réalisée mot-à-mot, donc souvent, elle ne peut pas être chantée. On doit attendre l’époque hussite (XVe siècle), pour avoir des chansons traduites dans une intention « artistique », c’est-à-dire avec le respect de la fonction originale. Ces dernières peuvent être chantées.

L’époque hussite connaît aussi deux nouvelles fonctions de la traduction : elle aide à interpréter les textes religieux et elle participe à la création d'un genre nouveau, la chanson religieuse. D’après Levý, les traductions liturgiques de cette époque ne vont pas encore dans la ligne de la méthode réformatrice (Luther, Calvin) visant non seulement à transférer le texte dans l’autre langue, mais aussi à l’interpréter. Ailleurs, Veselý mentionne Jan Hus et Saint Jérôme comme les initiateurs de la réflexion sur la traduction des textes religieux : tous les mots de la bible (de la Vulgate) ne viennent pas de Dieu, le traducteur peut alors décider de lui-même l’origine de ceux-ci – ce qui influence la méthode de la traduction. Ces opinions ont été rejetées par conséquent par le concile de Constance.

Les humanistes suivent deux objectifs : la traduction enrichit la langue nationale et participe à élargir le nombre de textes disponibles ; grâce à la traduction, le public de la littérature s’élargit.

Après la période « préparatoire » de la « renaissance nationale », préférant la fonction patriotique des traductions (promouvoir la langue tchèque en un moyen d’expression égalant les langues des puissances culturelles), au XIXe siècle, la fonction esthétique de la traduction prévaut. La littérature peut charmer justement par sa capacité à transmettre un aspect exotique, individuel, d’une culture inconnue.

L’épanouissement de la traduction tchèque à partir de la moitié du XIXe siècle entraîne une diversification importante : dans les années 1870, on commence à parler du caractère commercial de la production littéraire, des « entreprises » de traduction apparaissent, qui ne nient pas, à côté de leurs objectifs culturels, les apports financiers de leur activité. Les philologues et traducteurs érudits sont recherchés, ce qui entraîne l’ouverture de programmes nouveaux à l’Université Charles de Prague.

2.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ? Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

Il faut mentionner une des particularités du milieu culturel tchèque au XVIIIe siècle : la célèbre édition « Česká expedice ». Son fondateur, le journaliste et éditeur Kramerius diffusait de petits livres de littérature tchèque et traduite sous forme de cahiers, une lecture « populaire » à thématiques très diverses, basée sur d’anciens romans de chevalerie, de mythes et légendes, de livres de voyage, d’ouvrages techniques et de paraphrases d’auteurs célèbres (par exemple, les pièces de Shakespeare sous forme de nouvelles).

Au XIXe siècle, la traduction des littératures étrangères commence à acquérir le statut d’une activité constante et systématique : diverses éditions sont créées, prévues pour publier les traductions : Česká Thalia, Poesie světová, Kritická knihovna, Vzdělávací bibliotéka, Bibliotéka poučných a zábavných spisů, Bibliotéka klasikův (parallèle à Bibliotéka staročeská a novočeská, censée publier des auteurs tchèques) au sein de Matice česká. Outre cela, ces traductions sont présentées dans les revues culturelles et littéraires : en premier lieu, Lumír (revue fondée en 1851).

2.3.7. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

Nous avons commenté ci-dessus la particularité de la pratique de la langue tchèque aux XVIIe et XVIIIe siècles, durant l’époque des « ténèbres », lorsque son usage est surtout restreint aux couches populaires et non érudites. Voici un cas intéressant à citer pour la période préparatoire à la « renaissance nationale tchèque » (des années 1780 jusqu'à la fin du XVIIIe siècle) : suite à l’inexistence de bonnes traductions (actuelles ou plus anciennes), les traductions humanistes sont rééditées, mais après avoir été corrigées et modifiées. La relecture se fait souvent en comparant la traduction au texte source, afin de la préciser et, avant tout, pour adapter le texte aux besoins et aux attentes du nouveau public. Ainsi, Érasme est réédité avec des amplifications, explicitations et commentaires pour le rendre compréhensible aux nouveaux récepteurs que sont les classes moyennes inférieures et les couches populaires.

D’ailleurs, rehausser la littérature tchèque pour qu’elle attire les couches les plus diverses de la population sera une tâche primordiale à la fin du XIIIe siècle. Conditionnée par la création d’une langue nouvelle, moderne et riche, la méthode de la traduction change en fonction du récepteur : soit la bourgeoisie moyenne et les habitants de la campagne, soit la couche restreinte des gens érudits habitués à lire surtout en allemand

2.3.8. Réception critique des traductions ?

2.3.9. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique ou religieux ?)

A part l’Eglise (les traductions faites dans les monastères, dans les ateliers de traduction), les premiers commanditaires se recrutent dans le milieu de la cour et de la noblesse – la traduction, comme tout texte écrit, n’a que la fonction d’un objet personnel ou semi-personnel.

2.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

Nous avons mentionné ci-dessus les traductions de Boccace du XVe siècle, dont tous les passages considérés « érotiques » avaient été coupés par les traducteurs.

Un autre exemple de censure date des années 1820 : dans les traductions de Schiller, faites par Jungmann, tous les vers mentionnant une idée politique (les expressions de type « liberté », « égalité », « revendiquer ») sont coupés, d’autres traductions restent en versions manuscrites et ne sont jamais publiées. Il semble que, par méfiance, Jungmann ne donne pas le nom de Voltaire sur les traductions de ce dernier, réalisées à partir du français.

Une autre particularité de la renaissance nationale tchèque peut être rappelée : la littérature, à cette époque, devient anticléricale, la pensée patriotique, nationaliste prévaut. En conséquence, les traductions de certaines œuvres sont autocensurées : citons l’exemple fameux de la traduction d’Atala (Chateaubriand, 1801) par Jungmann qui supprime ou modifie toute les motifs liés au catholicisme.

2.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduction, langue de la traduction) ?

Nous avons mentionné la spécificité du contexte historique et social de la Bohême, lié à l’apparition précoce de la Réforme et au mouvement hussite. L'intérêt pour les questions religieuses et morales subsiste et la culture florissante de la Renaissance, italienne ou française, sera rejetée comme païenne, trop étrangère, limitée à son impact auprès d’élites minoritaires. De plus, pour les élites locales (la noblesse et la bourgeoisie), la langue tchèque n’est pas très répandue : l’allemand domine avec les dynasties des Luxembourg et des Habsbourg.

Ainsi, l’humanisme « latin » (Bohuslav Hasištejnský z Lobkovic) sera contredit, à la fin du XVe siècle, par le groupe des humanistes « tchèques » (Viktorin Kornel ze Všehrd, Václav Písecký, Řehoř Hrubý z Jelení, Mikuláš Konáč z Hodiškova et d’autres, aves leurs successeurs aux XVIe siècle, dont par ex. Daniel Adam z Veleslavína). La question primordiale importante vise à spécifier dans quelles mesures l’éducation et la culture nouvelles, venues d’Europe occidentale, devraient être diffusées auprès de la petite noblesse campagnarde et du peuple. Assez vite, la polémique s’élargit et passe d’une interrogation sur le choix de la langue à une discussion sur la fonction même de la traduction : son rôle « didactique » est préféré, son fonctionnement comme support de transfert de l’information est accentué. La pratique de la traduction engendre alors le besoin d’expliquer : tout ce qui, dans le texte source, reste implicite (au niveau des relations syntaxiques ainsi qu’en ce qui concerne la sémantique, des allusions, etc., du texte), sera explicité, expliqué, parfois même à l’aide de notes ou commentaires ajoutés. Cette pratique d’explicitation, élargie par le droit du traducteur à couper (ou par contre, à allonger), restructurer et relocaliser l’original, sera courante encore aux XVII>e et XVIIIe siècles.

Revenons au XVesiècle : à cette époque, au sommet des efforts de traduction, il faut mentionner l’Eglise des Frères tchèques. Outre la motivation de créer un instrument confessionnel d’une perfection sans précédent, la focalisation esthétique est évidente : la Bible dite de Kralice (Kralická bible) en est la preuve. La tradition de traduction réalisée dans le cadre des idées des Frères tchèques, culmine dans l’œuvre de Jan Amos Komenský, dont la revendication d’un compromis entre la fonction de reproduction (transfert du sujet, de la « substance ») et la qualité esthétique se concrétise dans l’exigence d’une fidélité formelle.

Suite à la défaite de la Montagne Blanche (1620), confirmée par les traités de Westphalie (1648), les tendances de l’évolution des élites nationales, politiques et culturelles, se radicalisent : la majorité des représentants des couches privilégiées partent en exil, les élites nouvelles se recrutent parmi les catholiques provenant souvent des pays étrangers. Au fur et à mesure, l’intérêt de créer et d'enrichir la littérature écrite (traduite) en tchèque disparaît. Au regard de la cour viennoise, la langue tchèque reste pour longtemps le moyen d’expression de « rebelles dangereux ». Jusqu’aux années 1770, non seulement la culture et la politique mais aussi tout le quotidien des élites se dérouleront sous l’égide de la langue allemande. Cette situation sera d’ailleurs la raison principale des efforts pour faire revivre et réformer la nation – par le biais de la renaissance de la langue tchèque.

Durant la période qui suit la Montagne Blanche, la littérature originale, de même que la traduite, naissant dans le cadre de la « re-catholisation » du pays est riche et même, en comparaison avec la production analogique des autres contextes nationaux, les textes religieux, moralisants et de divertissement, y compris les pièces de théâtre, tous ces genres sont destinés au peuple et englobent des adaptations ou paraphrases (réécritures) aux tendances localisantes.

Néanmoins, la littérature élitiste reste très minoritaire – en ce qui concerne les œuvres originales et traduites. Selon Havránek (1936), durant cette époque baroque, la langue tchèque – dont la fonction unique se limite à servir de moyen de communication et de porte-parole pour les couches populaires – poursuit son développement : le côté sonore est accentué (l’euphonie, la versification), le lexique est enrichi par des expressions populaires (les diminutifs) et des métaphores d’inspiration de la nature. La prédilection pour des gros mots et les jargons professionnels est marquante.  – Ce phénomène du rapprochement de l’expression aux attentes du public non érudit s’explique par un effort de mener les couches populaires à la conversion religieuse. L’importance de l’Eglise – de l’ordre jésuite, en particulier – doit être rappelée en ce qui concerne la sauvegarde de la langue tchèque lors de cette époque difficile durant laquelle l’allemand domine en tant que langue des élites.

Paradoxalement, ce sont les Jésuites, dont la langue de communication est le latin, qui revendiquent l’utilisation du tchèque comme support de diffusion de la pensée religieuse. Les textes doivent être compréhensibles et attirer les auditeurs ou lecteurs : souvent, les traducteurs coupent des passages descriptifs pour amplifier les scènes pénibles de tortures ou de martyres, choisissent des expressions plus expressives que celles du texte source. Une telle tendance peut être déterminée dans la traduction de la poésie (et cela alors même que son public, les élites parlant tchèque, est très restreint) : à l’époque baroque et celle du classicisme, la virtuosité formelle est revendiquée.

Durant plusieurs siècles, l’histoire du pays (Réforme, Contre-réforme, Renaissance nationale tchèque) n’est pas conforme à celle des autres pays européens : en conséquence, l’évolution de la culture et de la littérature est, dans les grandes lignes, singulière – l’apparition des différents courants artistiques prend du retard, d’où leur introduction accélérée. Tandis qu’à l’époque du préromantisme, dans les autres littératures européennes, les différentes variantes de traductions sont confrontées, les traductions tchèques des œuvres respectives ne sont pas contestées et cela surtout pour la simple raison qu'elles n'existent pas.

La théorie de la traduction à l’époque du romantisme, dans les années 1830-1850, fait revivre l’idée de la méthode littérale : certaines  traductions, par respect du texte source, sont en fait des copies identiques, réalisées par un transfert de la substitution littérale des expressions tchèques aux éléments originaux. En revanche, les traductions de la poésie par de la prose sont fréquentes.

L’intérêt des Romantiques pour la création populaire et folklorique aura pour conséquence maintes traductions de proverbes, dictons et chansons – surtout de provenance slave ; il en résultera l’enrichissement de la langue tchèque qui était recherché.

2.3.12. Certaines traductions ont-elles joué un rôle dans l’évolution des idées et de la société ?

 

Sources

HAVRÁNEK, Bohuslav. Vývoj spisovného jazyka českého. Praha : Čsl. Vlastivěda, 1936.

HORÁLEK, Karel. Evangeliáře a čtveroevangelia, Praha, 1954.

HRABÁK, Josef. Dějiny české literatury 1. Starší česká literatura. Praha : Nakladatelství ČSAV, 1959.

HRALA, Milan (éd.). Kapitoly z dějin českého překladu. Praha : Univerzita Karlova v Praze, Nakladatelství Karolinum, 2002.

PEŠAT, Zdenek. Literatura odrazem krize buržoazní společnosti. In Pohorský, Miloš (éd.). Dějiny české literatury 3. Literatura druhé poloviny devatenáctého století. Praha : Nakladatelství ČSAV, 1961.

POHORSKÝ, Miloš (ed). Dějiny české literatury 3. Literatura druhé poloviny devatenáctého století. Praha : Nakladatelství ČSAV, 1961, pp. 19–58.

VESELÝ, Jindřich. Český překlad od středověku do národního obrození. In Hrala, Milan (éd.). Kapitoly z dějin českého překladu. Praha : Univerzita Karlova v Praze, Nakladatelství Karolinum, 2002.

VODIČKA, Felix. Dějiny české literatury 2. Literatura národního obrození. Praha : Nakladatelství ČSAV, 1960.