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Auteur: Jean Kudela

3.1. Cadre général introductif

 

3.1.1 À quel moment apparaît dans votre littérature la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

 Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Constitution de la République de Weimar reconnaît dans son article 113 que « les ethnies de l’Empire qui parlent une langue étrangère ne doivent pas être gênées par la législation ni l’administration dans l’usage de leur langue maternelle… » Toutes les formes de la vie culturelle vont donc se développer, entre autres la presse et l’édition sorabes. À vrai dire, la sympathie envers les frères slaves durant la guerre avait déjà mené entre 1916 et 1918 à la traduction de nouvelles russes (Tourgueniev) et bulgares (Ivan Vazov).

Mais c’est à partir de 1920 que les choses vont démarrer : cette année-là reparaît le quotidien haut-sorabe Serbske Nowiny, qui avait été créé en 1842, et qui va publier en feuilleton des traductions des grands écrivains européens : Dostoïevski, Tolstoï, Sienkiewicz, Kraszewski, Neruda, Andersen, Björnson, Maupassant. L’année 1920 est aussi celle du lancement de la collection Dom a Swět (Chez nous et dans le monde, 33 titres en 15 ans) qui va continuer à publier les grands classiques européens grâce au soutien du Cercle des écrivains sorabes existant depuis 1900 et recréé en 1923, ainsi qu’à l’engagement du président des Amis de la Lusace de Prague, Vladimír Zmeškal.

 

3.2. La pratique de la traduction

 

Qui traduit ?

 

3.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

Ce sont les écrivains sorabes sorabophones, souvent journalistes et habitant la ville dans ce cas. Ils sont pour la plupart d’origine modeste, tout au plus de très petite bourgeoisie. Ils ont souvent grandi à la campagne et fait des études secondaires, distingués par le curé ou le pasteur du village, sont parfois devenus eux-mêmes ecclésiastiques, plus souvent instituteurs ou professeurs.

 

Que traduit-on ?

 

3.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

- Surtout de la prose, romans et nouvelles : Dostoïevski, Tolstoï, Sienkiewicz, Stefan Żeromski, Bolesław Prus (Anton Nawka), Alois Jirásek, Jan Neruda, Božena Němcová (Mina Witkojc / Mikławš Krječmar), France Ksaver Mešk, Rudolf Baumbach (Jan Šěca), Balzac, Victor Hugo, Oscar Wilde. 

- De la poésie : Heine, Kollár, Karel Hynek Mácha (Jurij Chěžka), Erben, Vrchlický (Václav Srb, Tchèque polyglotte qui traduit de sa langue en bas-sorabe) Pouchkine, Bezruč (Mina Witkojc), Rosegger, Nekrasov, Březina, Rainer Maria Rilke, Verlaine (Ota Wićaz). 

- Du théâtre : L’Avare de Molière (Józef Jakubaš), Janota Wićaz (Marja Kubašec, 1923), La Devocíon de la Cruz de Calderon (Jozef Nowak, 1931), Le Revizor de Gogol (Michał Nawka), W Paslach, comédie tchèque en un acte (Jakub Wjacławk, 1926).

- Des essais : Nová Evropa de T.G. Masaryk (Jurij Wićaz), Serbske wobrazki d’Adolf Černý (Ota Wićaz, 1923).

- Plus rarement des textes religieux : du latin d’église, Messes du Missel romain (Michał Nawka, 1936).

 

3.2.3. Peut-on constater à cette époque une réduction de l’écart entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et la traduction ?

Non, pas particulièrement ; on continue à traduire les Anciens : Matej Urban publie une traduction de l’Odyssée (1921) et de l’Iliade (1922), Rudolf Jenč traduit les Idylles de Théocrite et les Fables de Phèdre. Mais c’est dans la littérature du XIXe siècle que les traducteurs sorabes puisent surtout leurs textes.

 

3.2.4. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduites jusque là ? si oui, lesquelles ?

Oui, les littératures française et anglaise.

 

 3.2.5. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Měrćin Nowak-Njechorński, Ruske Byliny, Koło Serbskich Spisowaćelow (Cercle des écrivains sorabes), Budyšin, 1927.

 

Comment traduit-on ?

 

3.2.6. Formule-t-on des exigences concernant le respect du texte traduit, la mention du nom de l'auteur du traducteur, la nécessité de traduire directement à partir de la langue originale ? 

Pas nécessairement : sauf pour les langues slaves, on passe souvent par des traductions allemandes. Il s’agit d’une littérature qui se veut populaire et d’ouverture au monde, comme l’annonce le titre de la collection Dom a Swět.

 

3.2.7. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ? 

 

3.2.8. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Oui, Měrćin Nowak-Njechorński fait précéder sa traduction des Ruske Byliny d’une préface, dans laquelle il vante les mérites d’une poésie populaire évoquant « les fleurs des champs » plutôt que « les roses fragiles qui ont poussé dans des serres ». Il indique par ce choix ses préférences quant à la forme et au style et colle aux textes d’origine, retrouvant une verve populaire qui caractérisera ses écrits ultérieurs. Cette première traduction lui indiquera sa voie : une expression familière quant à la forme – qu’on retrouve dans tous ses récits de voyages à travers la Lusace et les Balkans –, et quant aux sujets, le goût des légendes populaires. Dans cette préface, il regrette que les Slaves de l’Ouest n’aient pas de héros légendaires comme les Russes dans les byliny. Vingt-cinq ans plus tard, il voudra combler cette carence en recueillant la légende sorabe de Krabat.

 

3.3. Le rôle culturel de la traduction

 

La traduction et la langue

 

3.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

Même si l’on aura par la suite quelques modifications orthographiques, il existe une norme unique, en particulier pour le haut-sorabe qui est la langue nettement majoritaire de l’édition par rapport au bas-sorabe.

 

3.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?

Certainement sur le plan lexical, en raison de la nécessité de traduire des termes ou des notions par définition étrangers à la société sorabe.

 

La traduction et la littérature

 

3.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment dans l'avènement de la modernité ?

Oui, par élargissement de l’horizon littéraire, qui se réduisait jusque là à une littérature régionaliste ou identitaire.

 

La traduction et la société

 

3.3.4. À quelles fins traduit-on (esthétiques, commerciales, politiques, sociales) ?

En général esthétiques, mais aussi politiques et sociales : il y a un intérêt manifeste pour les autres sociétés slaves, proches par la langue et les structures sociales.

 

3.3.5. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique ou religieux ?)

Les traducteurs eux-mêmes, en fonction de leur culture et le directeur du quotidien Serbske Nowiny, Marko Smoler.

 

3.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?

Les  associations jouent un rôle non négligeable dans le soutien de l’édition : le Cercle des écrivains sorabes déjà nommé, la Maćica Serbska avec un Fonds littéraire, mais aussi l’Union théâtrale sorabe, car le théâtre amateur est un important facteur de diffusion culturelle ; citons deux spectacles qui ont eu du succès et reposent sur des traductions : La Cruche cassée de Kleist, traduit de l’allemand par F. Hajna, et Maruša des frères Mrštík, traduit du tchèque par Jurij Henčl et mis en scène par Józef Nowak en 1933. D’autres auteurs ont aussi traduit des pièces de théâtre allemand pour des troupes d’amateurs ; ainsi Jurij Handrik, Richard Iselt, qui traduit aussi des livres pour enfants. Jurij Henčl publie en 1929 Překlepany Kašpork (Le malin petit Guignol), pièce du Tchèque František Čech, destinée au théâtre de marionnettes dont il est le fondateur ; il traduit par ailleurs Pouchkine, Dostoïevski, Martin Kukučín. En 1923, Marja Kubašec, qui se fera un nom comme auteur de romans historiques, traduit du tchèque une œuvre dont elle fait une adaptation pour la scène, Janota Wićaz.

On peut aussi souligner le rôle de l’Association des amis de la Lusace de Prague et de son Président Vladimir Zmeškal, qui soutiendra activement la collection Dom a Swět. Les rapports étroits entre Sorabes et Tchèques ont été un élément favorisant, une certaine élite sorabe suivant de près la vie culturelle de Prague, d’où le grand nombre de traductions à partir du tchèque. Il convient également de signaler les traductions tchèques à partir du sorabe (Karel Kyas, Vlad. Zmeškal, 1935).

 

3.3.7. Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

Oui, la société sorabe a sa spécificité.

 

3.3.8. Quel est le public des traductions ? est-il différent du public de la littérature originale ?

Un public cultivé qui peut connaître les langues originales (langues slaves ou allemand) et un public populaire qui aime lire.

 

3.3.9. Réception critique des traductions ?

Elles sont acceptées sans grand problème, la critique sorabe de la traduction est peu développée, il paraît plus important de traduire que de soumettre à la critique.

 

3.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

Non, il y a une grande ouverture aux littératures étrangères.

 

3.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

Oui, l’identité nationale sorabe se reconnaît volontiers dans les littératures slaves : romans historiques ou paysans, poésie romantique.

 

3.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

Les traductions du tchèque, d’une manière générale, ont facilité le passage des idées et des valeurs de la République tchécoslovaque, qui ont influé sur les idéaux politiques des élites sorabes. Il ne faudra pas s’étonner qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme au lendemain de la Première, les milieux nationalistes sorabes envisagent comme alternative à l’indépendance le rattachement à la Tchécoslovaquie.