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Auteur : Marie Vrinat-Nikolov

 

 

1.1. Cadre général introductif

1.1.1. Quel est le premier texte traduit ?

On estime que les premiers textes traduits en vieux slave, par les hommes de lettres byzantins Constantin-Cyrille le Philosophe et son frère Méthode, dans le cadre de leur mission en Moravie (863) pour évangéliser les Slaves dans leur langue, sont l’Évangile selon saint Jean, un évangéliaire aprakos (version raccourcie des évangiles destinée à l’office liturgique), les Actes des Apôtres et un psautier.

1.1.2. À quelle époque commence-t-on à traduire les textes religieux dans votre langue ?

À la mort de Méthode, en 885, la plupart des disciples de Cyrille et Méthode, chassés de Moravie par le clergé germanique, trouvent refuge à partir de 886 dans la Bulgarie du roi Boris I qui a converti son royaume au christianisme en 865. C’est donc en Bulgarie qu’est poursuivi et amplifié l’héritage de Cyrille et de Méthode, sur la base de la glagolite, alphabet inventé par Constantin-Cyrille le philosophe pour les besoins de sa mission en Moravie, et qui est progressivement remplacé, à partir du Xe siècle, par l’alphabet cyrillique, plus simple et inspiré de l’alphabet grec. La littérature médiévale bulgare est constituée dans sa majeure partie de traductions de textes sacrés des Pères de l’Église et d’auteurs byzantins. Ces traductions sont constamment recopiées, révisées, transcrites de la glagolite en cyrillique (comme l’attestent les palimpsestes). Les plus vieux manuscrits conservés, en glagolite puis en cyrillique, ne sont pas datés, mais on suppose qu’ils ont été rédigés aux Xe et XIe siècles (Codex Assemanianus, évangéliaire, Xe siècle, glagolite ; Codex Zographensis, tétra-évangile, glagolite, X-XIe siècle ; codex Marianus, tétra-évangile, Xe-XIe siècles, glagolite ; Psalterium sinaiticum, glagolite, XIe siècle ; Codex Suprasliensis, cyrillique, XIe siècle ; Évangéliaire de Sava, cyrillique, XIe siècle,  et autres).

1.1.3. Date de la première traduction intégrale de la Bible ?

Après la mort de Cyrille, Méthode aurait, d’après les hagiographies dont on dispose, traduit en vieux slave, avec l’aide de ses disciples la Bible, à partir de la recension lucianique (révision de la Septante faite par Lucien d’Antioche à partir de l’hébreu et après confrontation avec des traductions en grec), à l’exception des livres des Maccabées et du livre d’Esdras. Au siècle suivant, ces traductions sont révisées dans les deux principaux foyers culturels du royaume bulgare : Preslav, capitale sous Simeon I le Grand, et Ohrid. Il faut attendre le XIXe siècle (traductions de Petăr Sapunov, imprimée en 1828 ; de Neofit Rilski, 1840 ; de Petko Slavejkov et Konstantin Fotinov, 1871) pour avoir le texte intégral de la Bible, en bulgare moderne cette fois.

 

1.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

1.2.1. Qui sont les traducteurs (formation, langue maternelle, statut social, quelles sont leurs conditions de travail ? Sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? Etc.) ?

Le travail de traduction, dans le royaume bulgare, s’inscrit au sein d’une politique culturelle et d’une stratégie menées par les rois Boris I (852-889) et Siméon le Grand (893-927), lui-même fin lettré, qui lui succède en 893. Désireux d’asseoir leur pouvoir par la christianisation et la slavisation de leur royaume où se côtoient plusieurs religions (paganismes et christianisme) et ethnies (Protobulgares, slaves et Thraces principalement), les deux souverains bulgares favorisent l’activité de traduction et d’écriture en vieux slave autour de deux grands foyers culturels : les capitales Pliska (puis Preslav) dans la partie nord-est du royaume, Ohrid dans la partie sud-ouest (actuelle Macédoine). Lors du Concile de Preslav (893), le vieux slave devient  la langue officielle de la liturgie et de l’État bulgare. Plusieurs préfaces et panégyriques attestent de l’engagement personnel du roi Siméon, envoyé par son père à Byzance pour y suivre des études dans la célèbre école de la Magnaure, dans le choix des textes à traduire et dans le mode de traduire : « Le Grand roi parmi les rois, Siméon, souverain tout-puissant, pris du fort désir de dévoiler les connaissances cachées dans les profondeurs des livres ardus du très sage Basile [le Grand], m’a ordonné, à moi, si peu sage en savoir, de donner à la langue une autre forme mais en conservant le sens de ses pensées. » (auteur anonyme [1]). Ce riche para-texte laisse supposer qu’il existait à Preslav, capitale du royaume sous Siméon le Grand, une bibliothèque (Siméon est comparé au basileus Ptolémée qui fonda la bibliothèque d’Alexandrie), ainsi que des scriptoria, ateliers dans lesquels travaillaient copistes et enlumineurs sous la protection et le contrôle du roi. Les traducteurs étaient logés et rémunérés par le roi. On qualifie traditionnellement le règne de Siméon de « siècle d’or de la culture bulgare ».

Les premiers manuscrits qui apparaissent, aux IXe et Xe siècles, sont ou bien des traductions, ou bien des adaptations et compilations, la notion d’auteur, au Moyen Âge, étant bien différente de la notion contemporaine : on ne distingue guère son propre écrit de l’écrit d’autrui et le texte est ouvert dans le sens où il est susceptible d’accueillir des ajouts, des commentaires, etc. La plupart des traducteurs bulgares médiévaux sont donc des hommes de lettres qui traduisent, écrivent des préfaces, des commentaires, insèrent leur propre écrit aux textes qu’ils traduisent.

Les traducteurs de textes profanes, tels que Stefanit i Ixnilat (Stefanit i Ixnilat), traduction du fameux Kalila et Dimna,  ou « Xronografska Aleksandrija », traduction de la Vie d’Alexandre effectuée au Xe siècle, sont restés anonymes, on ne les connaît donc pas. En revanche, plusieurs traducteurs de textes officiels, qu’ils soient ou non cultuels, nous sont connus. Leur langue maternelle est le slave.

Joan Ekzarx (Jean l’Exarque) : en l’absence de données biographiques, on suppose qu’il est issu de l’aristocratie bulgare et qu’il a vécu fin IXe-début Xe siècles. Cet ecclésiastique, plus tard canonisé, fait partie de l’entourage du roi Siméon le Grand, à Preslav. Dans son introduction à Nebesa (Cieux), qui mêle traduction d’une grande partie du traité de Jean Damascène Traité de la vraie foi et écriture originale, il indique que, s’il n’est pas un disciple direct de Cyrille et Méthode, il souhaite en être un digne successeur.  Nebesa est un traité théologique qui est aussi une synthèse des connaissances scientifiques de l’époque sur l’eau, le ciel, l’air, le feu, etc. Réservé à un public averti, il contient une introduction précieuse pour l’histoire de la traduction car l’auteur y expose ses hésitations, motivations, principes de traduction : traduction non de la lettre mais du sens. Joan Ekzarx est aussi l’auteur de Šestodnev (Hexameron), ouvrage destiné à un public plus large, qui apporte des connaissances concrètes sur l’être humain. Son titre vient du fait que l’œuvre, qui est une compilation de Basile le grand, de Jean Chrysostome, de Sévérien de Gabala et d’Aristote, se présente sous la forme de six sermons, chacun pour un jour de la semaine. Dans son introduction à l’Hexameron, qui commence par un panégyrique du roi Siméon,  Joan Ekzarx explique comment il a procédé par la métaphore de l’emprunt de matériaux pour son édifice : la traduction est considérée comme un palliatif de l’écriture originale, comme un emprunt, une création à partir d’un tout-fait.

Kliment Oxridski (Clément d’Ohrid) (?-916), canonisé : les hagiographies qui lui sont dédiées donnent peu de renseignements factuels sur sa vie. Il est possible qu’il ait fait partie des disciples de Cyrille et Méthode qui les ont accompagnés dans leur mission en Moravie et qui, au retour de cette mission, ont été ordonnés prêtres par le pape Adrien II, vers 867. Après la mort de Méthode, chassé de Moravie, il franchit le Danube et arrive dans le royaume bulgare, dans la capitale Pliska, sans doute en 886. Avec Naum, il est au centre de l’activité de traduction et d’écriture qui se développe dans la première capitale du royaume, Pliska : entre autres, on y restaure et complète les traductions effectuées par Cyrille et Méthode. Un an après son arrivée en Bulgarie, Clément est envoyé par le roi Boris I dans la région de Kutmičevica, dans la partie sud-ouest du royaume (actuelle Macédoine) où se trouve notamment Ohrid, territoires récemment conquis à l’Empire byzantin. Il lui donne trois maisons et met à sa disposition les moyens de faire construire un monastère : le monastère Saint-Pantélémon à Ohrid. En 893, le roi Boris détrône son premier fils et proclame à sa place pour lui succéder son troisième fils Siméon. Celui-ci fait de Preslav la capitale du royaume et intensifie sa politique de slavisation, en remplaçant le clergé grec par des Bulgares et les textes liturgiques grecs par des textes traduits en slave. Il fait venir Clément à Preslav et le nomme premier évêque des Bulgares. Clément est ensuite nommé évêque de Velika (région d’Ohrid), Constantin de Preslav prenant sa suite à Preslav, ce qu’il demeurera jusqu’à sa mort en 916. Il est immédiatement canonisé. L’hypothèse a été émise selon laquelle Clément d’Ohrid aurait été le fondateur de l’alphabet cyrillique. Elle semble peu fondée et peu probable à l’heure actuelle. Toute son œuvre est, en tout cas, écrite en glagolite. On lui attribue la traduction d’un Triode du Carême et d’un Ménologe.

Konstantin Preslavski (Constantin de Preslav) (IXe-Xe siècle) : les sources dont on dispose indiquent que Constantin de Preslav aurait fait partie des disciples de Méthode chassés de Moravie, qui ont été accueils par le souverain bulgare, Boris I. D’abord prêtre (prezviter) à Pliska, il est ensuite évêque de Preslav, après Clément d’Ohrid. Il travaille en liaison avec le roi Siméon. Il est l’auteur de la traduction d’un évangéliaire pour les fêtes (extraits de l’évangile commentés) précédée de deux textes distincts, la prière alphabétique », en vers, et une partie en prose (le prologue). Cette œuvre mêle donc, comme il est fréquent à cette période, œuvre traduite et originale. On retrouve dans le prologue les topoï de l’époque, caractéristiques de tout le Moyen Âge, aussi bien occidental qu’oriental, à quelques variantes près : humilité et prière à Dieu pour qu’il accorde un verbe abondant, panégyrique de Cyrille et Méthode. Il expose les motifs qui l’ont poussé à cette traduction : il semblerait qu’il y ait été poussé par Naum, dans un but éducatif.

Il entreprend également la traduction des Quatre sermons contre les Ariens de saint Athanase d’Alexandrie, à la demande de Siméon, en 906. C’est une défense à la fois polémique et apologétique de la vraie foi et de ses dogmes contre les hérésies : or, c’est aux IXe et Xe siècles que se propagent en Bulgarie les hérésies orientales dualistes, comme le bogomilisme.

D’autres noms sont mentionnés en marge des traductions des textes religieux : Grigorij, « prêtre de toutes les églises bulgares », qui indique qu’il a traduit du grec en slave certains livres de l’Ancien Testament à la demande du prince Siméon, amateur de livres ; Joan,  « prêtre non digne » qui traduit des hagiographies à la demande de l’archevêque Joan.

La grande figure du XIVe siècle est celle du patriarche Evtimij Tărnovski (Euthyme de Tărnovo). Disciple de Teodosij, hésychaste, il laisse une œuvre variée dont l’ampleur peut se mesurer par l’influence qu’il a exercée sur de nombreux disciples, la popularité de son nom et de ce qu’il a représenté - et représente toujours - pour la culture bulgare, d’autant plus qu’il a vécu les heures tragiques de la chute du royaume bulgare et l’invasion ottomane et qu’il fut relégué au monastère de Bačkovo où il mourut sans doute au début du XVe siècle. Son activité est liée au monastère qu’il fonda près de Tărnovo, Sveta Troica, ainsi qu’à la lutte pour l’unité religieuse contre les hérésies et l’unification et la pureté de la langue.  Formé d’abord au monastère de Kilifarevo avec Teodosij, puis à Athos et à Constantinople, de même que ses continuateurs Kiprian et Grigorij Camblak, Evtimij connaissait parfaitement la littérature byzantine contemporaine, ses canons et ses formes.

Le Panégyrique d’Euthyme, écrit par Grigorij Camblak, contient un passage intéressant sur l’œuvre d’Evtimij :

« Mais que faisait-il alors ? Il traduisait les livres divins de la langue grecque en bulgare. Et ne croyez pas, en me lisant, que j’outrepasse la vérité car les livres bulgares sont bien plus anciens, ils datent du début de la conversion de notre peuple, sans compter que ce sont justement eux qu’a étudiés cet homme si grand parmi les saints… Je le sais et il n’en va pas autrement.

Mais soit parce que les premiers traducteurs n’ont pas pénétré entièrement la langue et l’érudition des Grecs, soit parce qu’ils ont eu recours à leur langue encore grossière, il ressort que les livres édités par eux sont écrits dans une langue rudimentaire, que leur sens ne correspond pas à celui des écrits grecs et qu’ils sont mal construits, mal organisés dans la progression du discours. Si on les estimait fidèles, c’était uniquement parce qu’ils portaient le nom de livres pieux ; en réalité, ils recelaient nuisance et contradictions avec les vrais dogmes. Aussi ont-ils été la source de nombreuses hérésies. Après avoir détruit tous ces vieux livres, ce second législateur [Euthyme] descendit de la montagne de l’esprit, portant dans ses mains, telles les tables de la loi écrites par Dieu, les livres auxquels il avait travaillé, et il transmit à l’Église un véritable trésor céleste : ils étaient tous neufs, tous purs, en harmonie avec l’Évangile, avec la puissance des dogmes inébranlables, eau vive pour les âmes pieuses, tranchant pour les langues et feu pour les hérétiques. »

Il semblerait, d’après les spécialistes qui ont examiné son œuvre de traducteur, qu’il se soit placé dans la continuité des principes de Preslav (recherche de restitution du sens) tout en visant une plus grande proximité formelle avec l’original (construction de la phrase, syntaxe, conservation des déclinaisons déjà en voie de disparition dans la langue parlée).

Ce qui reste inconnu, c’est le nombre exact des œuvres retraduites et s’il y a eu vraiment retraduction ou révision par confrontation avec l’original.

Que traduit-on ?

1.2.2. Quels types de textes religieux traduit-on ?

La Bible (cf. 1.1.1) ; des évangéliaires, les Actes des Apôtres, des psautiers, des hymnes, des œuvres liturgiques destinées à être chantées à l’église :  Euchologes, Octoèques, Paraclétiques, Triodes, Pentacostaires et des livres destinés aux lectures : Ménées, Synaxaires ou Ménologes. Des sermons et homélies, et des apocryphes.

1.2.3. Traduit-on à la même époque des textes profanes ?

Très peu en comparaison de l’abondante littérature traduite pour les besoins du culte :

- Une littérature narrative : Xronografska Aleksandrija, traduction  effectuée au Xe siècle de la Vie d’Alexandre de Macédoine (qui sera retraduite au XIVe siècle et populaire jusqu’au début du XIXe siècle) ; Premădrijat Akir (Akir le très sage), œuvre diffusée en syriaque, arabe, hébreu, grec, slave, qui oppose deux types de caractères et de morale pour faire ressortir le triomphe du bien ; des Récits des Pères de l’Église présentés en un style vif comme des récits racontés au narrateur ; Istorija na Judejskata vojna (Histoire de la guerre de Judée) de Flavius Josèphe ; Varlaam i Joasaf (Varlaam et Joasaf), traduite en trente langues, en Europe, Asie et Afrique ; ce serait une variante chrétienne d’une vie de Bouddha. Traduite deux fois dans la Bulgarie médiévale (XII-XIIIe et XIVe siècle), elle le sera de nouveau en bulgare moderne cette fois, au XVIIIe siècle ; Stefanit i Ixnilat, issue du Pantchatantra (IIe siècle, Inde). Traduite très librement du grec en bulgare au XIIIe siècle, cette œuvre est également connue dans le monde arabe sous le nom de Kalila et Dimna ; Récit sur la guerre Troie ; Récit sur Esope ; Récit sur le vieil Alexandre, L’Aubergiste Théophana, D’où viennent les sorcières, etc.

- Des chroniques byzantines : Xronografija, de Jean Malalas, Xronika, du moine Jean Amartol.

- Des livres d’histoire naturelle : Fiziolog, Hexameron de Joan Ekzarx

- Des traités juridiques : recueil de lois byzantines (Nomocanon) traduit par Méthode, Zemedelski kanon.

Comment traduit-on ?

1.2.4. À partir de quel texte-source ?

À partir de la source byzantine (qui peut être elle-même une traduction de langues orientales).

1.2.5. De quelle(s) langue(s) traduit-on ?

Du grec.

1.2.6. Passe-t-on par une langue relais ?

Non.

1.2.7. Si oui, celle-ci est-elle orale ou écrite ?

1.2.8. Les traducteurs privilégient-ils un mode de traduire littéral pour les textes sacrés ?

On peut distinguer deux périodes : les traductions faites par Cyrille et Méthode témoignent de la recherche d’un équilibre entre traduction à la lettre et restitution du sens. Dans ce qu’on appelle le Feuillet macédonien, (Makedonski list) et qui, d’après André Vaillant et certains spécialistes bulgares, contiendrait un fragment du prologue écrit par Constantin-Cyrille le philosophe à sa traduction de l’évangéliaire, on trouve ses principes de traduction :

« Même si vous trouvez que ce n’est pas le même terme exact qui a été mis, nous nous sommes efforcé de trouver un mot adéquat dans la traduction de l’Évangile, étant donné que nous avions peur d’ajouter quelque chose de trop. Et si l’on trouve quelque part un ajout, que celui qui lit comprenne bien qu’on y a été contraint et qu’il ne s’agit là ni de hardiesse ni d’outrecuidance. Car personne ne serait assez hardi ni présomptueux pour ajouter ou enlever des mots aux récits évangéliques sans que ce soit nécessaire car c’est l’objectif qu’il poursuit en tant que maître. Et quand bien même, nous nous sommes efforcé de trouver les mots adéquats, ils ne sont pas toujours rendus avec les mêmes équivalents. Car ce ne sont pas des mots et des termes que nous avons besoin mais du sens des Évangiles. Aussi, là où le grec et le slave sont en concordance, où les mots se correspondent, nous les avons gardés. Mais si quelque part le mot est plus long ou perd son sens, nous avons eu recours à un autre terme pour le rendre, afin de ne pas renoncer au sens. »

Il ressort que la visée fondamentale de Cyrille, suivie plus tard par ses continuateurs, est la restitution du sens en raison de l’inadéquation des langues. On retrouve les mêmes arguments dans la plupart des commentaires et notes laissées par les traducteurs.

Dans le cadre de l’entreprise de retraduction des textes sacrés menée au XIVe siècle notamment par le Patriarche Evtimij (Euthyme) et liée à la nécessité pour l’Église de restreindre les hérésies nombreuses dans le royaume bulgare, le mode de traduire se caractérise par la recherche de l’exactitude et de la fidélité la plus grande à l’original, notamment à l’ordre des mots et à la syntaxe grecs, le choix d’un registre de langue élevé, épuré de termes de la langue quotidienne parlée, la création de néologismes, calqués sur le grec (surtout des mots composés).

1.2.9. Comment justifient-ils leur pratique ?

Par la différence entre les langues, le grec étant considéré comme une langue riche par son histoire, le slave (puis le bulgare, mentionné explicitement à partir du XIe siècle, sous la domination byzantine de 1018-1186) comme une jeune langue en construction.

1.2.10. Si on traduit aussi des textes profanes à la même époque, a-t-on le même mode de traduire ?

Les textes profanes sont traduits plus librement, cela peut aller jusqu’à l’adaptation.

 

1.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

1.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ? )

Certains chercheurs admettent sur la base de la Chronique de l’abbé Reginon de Prüm (Xe siècle) que la langue slave, qui semble offrir peu de variantes à l’époque de Cyrille et Méthode, aurait acquis en 893, au Concile de Preslav, le statut de langue officielle de l’État, de la liturgie, de la littérature et de l’instruction au sein du royaume bulgare sur la base des deux grands dialectes présents : bulgare et macédonien. Le vieux bulgare coexiste avec le grec, langue des lettrés et d’une partie du clergé.

1.3.2. Quel est le rôle de ces traductions dans le développement de la langue littéraire ?

Il est essentiel du fait de la concomitance entre création d’un alphabet propre au slave (écrit jusqu’alors en grec dans le royaume bulgare) et entreprise de traduction des textes sacrés. C’est donc par la traduction que le slave devient langue écrite, par la traduction que se développent et s’enrichissent la langue et la littérature vieux-bulgares à la fin du IXe siècle. En tant que traducteur, Constantin-Cyrille le Philosophe a privilégié la création lexicale par néologismes (donc le calque), par rapport à l’emprunt, enrichissant ainsi la langue écrite slave, notamment dans le domaine de l’abstraction. Ce choix a été suivi par ses continuateurs bulgares. Les emprunts proviennent avant tout du grec et, dans une moindre mesure, du latin ou de l’hébreu. C’est aussi par la traduction que se stabilise la syntaxe du vieux bulgare.

Grâce à l’œuvre d’un continuateur de l’œuvre du patriarche Evtimij, Konstantin Kostenečki (Constantin de Kostenec), on sait qu’Evtimij chercha à unifier la langue bulgare tiraillée entre les différents dialectes et les influences grandissantes de la langue parlée, par des normes qu’il ne semble pas avoir écrites mais qu’il aurait transmises oralement à ses disciples et dont on peut juger par la langue écrite de l’époque. Cette « réforme orthographique », comme l’appellent la plupart des historiens bulgares, a pour effet d’éloigner langue écrite et langue parlée : elle maintient autant que faire se peut les traits du vieux slave, tel qu’il apparaît dans les textes de Cyrille et de Méthode, même s’ils se sont modifiés dans la langue parlée ou sont devenus obsolètes (en effet, le passage progressif au moyen bulgare, à partir du XIIe siècle, se caractérise par l’évolution d’un état de langue synthétique à un état analytique).

1.3.3. Quelles sont les grandes phases de retraduction des textes sacrés en fonction de l’évolution de la langue ?

Cf. 1.3.2. et 1.3.7.

La traduction et la société

1.3.4. Qui sont les commanditaires ? Les destinataires ?

Les commanditaires sont avant tout le roi Siméon, mais aussi des évêques et archevêques. Jusqu’à présent il semble qu’il n’y ait pas eu d’études sociologiques sur les traductions médiévales du royaume bulgare. Ce qui est certain, c’est que certains textes sont destinés à être lus ou chantés à l’office religieux, d’autres sont destinés au souverain, au clergé, aux bibliothèques (du palais, du patriarche, des monastères et églises).

1.3.5. Diffusion des traductions (mode de reproduction, ampleur de la diffusion) ?

En l’absence d’imprimerie, les traductions sont copiées et recopiées dans des ateliers spécialisés, enrichis d’enluminures qui font partie du culte religieux.

Les textes traduits en vieux bulgare, puis en moyen bulgare, sont diffusés en Serbie, dans les principautés danubiennes et dans la Russie de Kiev après sa conversion au christianisme (fin du Xe siècle).

Au XIVe siècle, l’œuvre du patriarche Evtimij, aussi bien  traduite qu’originale, est relayée par ses disciples du royaume indépendant de Vidin : Joasaf Bdinski et Kiprian (futur métropolite de Moscou) qui devait la diffuser en Russie, Grigorij Camblak (neveu de Kiprian, futur higoumène d’un monastère serbe puis métropolite de Kiev et de Lituanie) et Konstantin Kostenečki, ardent défenseur de la chrétienté et de la slavité qui connaît l’hébreu, le grec, le turc et le russe et répand les principes d’Evtimij en Serbie.

À partir du XVe siècle apparaissent des copistes professionnels : les manuscrits sont plus largement diffusés et peuvent être commandés par des particuliers lettrés. On ne dispose cependant pas de données chiffrées.

1.3.6. Réception critique éventuelle, débats suscités par les traductions?

1.3.7. Des retraductions interviennent-elles pour des raisons idéologiques et/ou religieuses ?

Sous le Second royaume bulgare (1187-1396), le renouveau spirituel du XIVe siècle est lié aux disciples de l’hésychasme, doctrine philosophique et religieuse apparue dans l’empire byzantin au début du XIVe siècle, représentée par Grégoire le Sinaïte et Grégoire Palamas, diffusée dans le monde orthodoxe aux cours des XIVe et XVe siècles. L’hésychasme est reconnu officiellement en Bulgarie et, en 1375, l’hésycaste Evtimij (Euthyme) est nommé patriarche de Bulgarie et bénéficie de la protection du tsar Ivan-Alexandre. C’est une époque de débats et de conflits d’idées entre partisans des hérésies dualistes, hésychastes et leurs détracteurs (varlaamistes ou partisans de Varlaam) qui prônent une religion plus "rationaliste" que mystique et qui devaient être condamnés pour hérésie, comme les bogomiles, au concile de 1360. Le renouveau culturel, qui devait culminer avec « l’école de Tărnovo », capitale du royaume, dominée par les personnalités du patriarche Evtimij et de ses disciples, trouve ses fondements dans le travail de traduction et de retraduction effectué au mont Athos dans quelques monastères bulgares (Zograf, Saint Athanase) et surtout dans le monastère Sveta Troijca (Sainte Trinité) fondé par Evtimij près de Tărnovo. C’est là que commence le vaste mouvement de révision des traductions des siècles précédents, voire de retraduction, autour de quelques moines comme Joan.

On observe en effet un certain chaos dans les textes traduits en Bulgarie aux IXe et Xe siècles, car les erreurs se sont accumulées au fil des copies ; certaines traductions anciennes se révèlent donc insatisfaisantes. On en trouve un écho dans une copie datant du XIVe siècle :

« Ce tétraévangile a été écrit dans la Laure de saint Athanase d’après une traduction monastique. Si tu veux faire une copie, n’aie pas l’outrecuidance de changer le texte suivant ton désir mais écris comme tu trouves, car notre peuple, qui ne connaissait pas la puissance de la langue grecque, a corrompu un grand nombre de livres. »

Note

[1] Srednovekovna bălgarska literatura, IX-XVIII vek (Littérature bulgare médiévale, IX-XVIIIe siècles), sous la direction de Xristo Slavov, Sofia, izd. Misăl, akademično izd. Marin Drinov, 2001, p. 109.